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Raconte-moi ta thèse #15 | Enjeux de rôles et de frontières en psychiatrie de secteur. La circulation des usagers à l’hôpital, par Pierre Robicquet

Raconte-moi ta thèse

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05/12/2022

Pierre Robicquet est actuellement doctorant à l’EHESS  au Centre de recherche médecine, science, santé et société - CERMES 3, sous la direction de Nicolas Henckes (CNRS-CERMES3) et de Maurice Cassier (CNRS-CERMES3). Sa thèse porte sur l’évolution du rôle et des frontières de la psychiatrie publique dans le paysage de la santé mentale, à partir de l’étude du groupe des psychiatres hospitaliers et autour d’enjeux dits d’orientations et de suivi des usagers. 


Loin des représentations populaires des grands établissements psychiatriques, la prise en charge de la maladie mentale en occident n’a depuis soixante ans, plus grand-chose à voir avec l’asile. En France, la fin de ce modèle a pris le nom de « sectorisation », et s’est traduite par la mise en place de « secteurs », articulant - sur une zone et pour une population donnée – une offre d’hospitalisation, de consultation et de suivi proche du lieu de vie des usagers. En plus de cette offre de « secteur », se sont développés de nouveaux services et métiers affiliés au monde de la « santé mentale », censés couvrir des missions tant de prévention, de soin, et de réinsertion. Cela signifie non seulement que les professionnels de la psychiatrie ne sont plus seuls à prendre en charge les individus souffrants de troubles psychiques, mais aussi qu’ils doivent idéalement coopérer avec de nouveaux acteurs dont ils dépendent, et avec qui ils peuvent entrer en concurrence.



Intéressé par cette nouvelle organisation, je me suis rendu en master dans des hôpitaux parisiens pour y étudier le travail des professionnels de santé. À rebours des recommandations des autorités publiques (Bloch et Hénaut 2014), j’ai observé à cette occasion des individus dont absolument tous les aspects de la vie étaient encadrés depuis l’hôpital, et des établissements saturés ne travaillant qu’avec une fraction du réseau disponible sur le territoire. À rebours des théories sur le déclin du pouvoir médical (Hassenteufel 1999), j’ai également observé des psychiatres pouvant se positionner tantôt comme des figures d’autorité entre plusieurs structures, tantôt comme de simples prescripteurs de médicaments.

Partant de ces observations, j’ai voulu étudier dans ma thèse comment le rôle et les frontières de la psychiatrie publique se stabilisent au sein d’un réseau local de soin et d’assistance. Non pas en général quelle est la partition du monde de la santé mentale, mais comment concrètement et de façon très située, des professionnels de santé négocient leur domaine d’intervention pour le suivi au long cours de leurs usagers ? Quelles sont les implications symboliques et matérielles de ces activités, et en quoi permettent elles d’éclairer certaines des évolutions récentes de la psychiatrie publique ?


Enquêter sur le nouveau monde à partir de l’ancien

Parmi toutes les structures existantes dans l’organisation du secteur, j’ai choisi d’enquêter au sein d’unités d’hospitalisations publiques situées en milieu rural et urbain. Outre que la plupart des travaux récents en sciences sociales ont ignoré l’hôpital à la faveur des nouvelles pratiques et des nouveaux lieux de prises en charge (dispensaire, équipe mobile, domicile…), je trouvais pertinent d’y revenir pour au moins deux raisons. D’une part pour me positionner dans ce qui est encore aujourd’hui le principal espace physique et symbolique de socialisation à la médecine, et d’autre part parce que je pouvais y observer des situations particulièrement « sensibles » de prise en charge. Je dis « sensible » parce que les unités sont des structures qui ne sont plus équipées que pour la gestion de troubles « aigus », avec peu de lits et peu de personnel, et qui sont dans les faits confrontés à des individus très vulnérables, dont la sortie peut dépendre de beaucoup plus que les soins (hébergement, droits sociaux, aides financières…). Il en résulte que les professionnels sont contraints soit d’innover, soit de déléguer à autrui ; soit de repenser leur activité, soit de négocier leur position dans un réseau d’acteur (quand les deux options ne se confondent pas). Dans tous les cas, une occasion pour moi d’étudier le rôle et les frontières d’une partie du personnel médical du secteur, depuis son cœur historique, symbolique et administratif.


Enquêter la stabilité d’une organisation à partir du mouvement de ses usagers

La première partie de la thèse problématise l’apparente indétermination des « frontières » (Abbott 1988) de la psychiatrie de secteur pour interroger ce qui fait ou non l’originalité de ce milieu, et par voie de conséquence ce qui fait ou non l’intérêt d’enquêter en milieu hospitalier. Au décours de cette partie, une des observations à laquelle je suis arrivé est que si les équipes des unités prodiguent souvent des actes médicaux classiques, elles peuvent aussi aider un individu à trouver un emploi, actualiser son CV, réparer son véhicule, changer de logement, améliorer ses relations familiales… Reformulé, j’ai fait le constat que ces équipes peuvent à peu près tout faire, sans distinguer a priori ce qui relèverait du médical ou du social, et sans que leur légitimité n’en soit affectée. Pour expliquer cette pluralité de tâches, le premier résultat auquel je suis parvenu est que les acteurs « font » ou « ne font pas » suivant ce qu’ils jugent indispensable pour garantir la sortie des usagers : la gestion d’un « flux » (Rhodes 1991).



« Faire sortir » n’étant toutefois pas un acte neutre et pouvant avoir lieu de beaucoup de façons, l’objectif de la seconde partie de la thèse est d’analyser comment ce « flux » est régulé. En explorant ces différences par hôpital, j’en suis venu à constater que les façons de « faire sortir » sont autant déterminées par l’offre sur le territoire (Contandriopoulos et Souteyrand 1996), que par des variables d’ordres médicales. En explorant ces différences par unités, j’ai observé que les façons de « faire sortir » varient moins en fonction d’affiliations théoriques (cognitiviste, psychanalytique…), qu’en fonction des relations et des dynamiques de carrières (Noordegraaf 2007; Scott 2008) des psychiatres à la tête de ces équipes. En explorant les similitudes entre tous mes terrains, j’ai observé que les façons d’accueillir, d’intervenir et enfin de « faire sortir » sont pour beaucoup tributaires des termes (formalisés ou non) qui « affilient » dans la durée un usager à un secteur et à une unité.


J’étudie dans la dernière partie de la thèse les conséquences de la gestion de ces flux à l’échelle a) d’une organisation, b) d’un groupe professionnel, et c) d’un réseau local. À cette étape, je m’intéresse notamment aux liens entre la division du travail au sein d’une unité, et la façon dont les psychiatres problématisent et négocient l’affiliation de leurs usagers. À partir de ces observations, j’essaye de proposer de nouvelles hypothèses d’une part sur les recompositions de l’offre de soin au sein d’établissements hospitaliers (Friedberg 1993), et d’autre part sur l’évolution des logiques de prestige et de différenciation au sein de la profession (Bucher et Strauss 1961; Hugues 1997). Enfin, j’analyse en quoi la gestion de ces flux éclaire comment des partenariats sont noués par le personnel hospitalier (Bergeron et Castel 2010), et par extension comment se stabilise le rôle d’une partie de la psychiatrie publique sur un territoire.



RÉFÉRENCES

Abbott, Andrew. 1988. The System of Professions. The university of Chicago Press Books.

Bergeron, Henri, et Patrick Castel. 2010. « Captation, appariement, réseau : une logique professionnelle d’organisation des soins ». Sociologie du Travail 52 (4): 441‑60. 

Bloch, Marie-Aline, et Léonie Hénaut. 2014. Coordination et parcours, La dynamique du monde sanitaire, social et médico-social. Politiques et dispositifs. Dunod.

Bucher, Rue, et Anselm Strauss. 1961. « Professions in Process ». American Journal of Sociology 66 (4): 325‑34.

Contandriopoulos, André-Pierre, et Yves Souteyrand. 1996. L’hôpital stratège: dynamiques locales et offre de soins. John Libbey Eurotext.

Hassenteufel, Patrick. 1999. « Vers le déclin du “pouvoir médical” ? Un éclairage européen : France, Allemagne, Grande-Bretagne », Pouvoirs, n°89 (89): p.51-64.

Hugues, Everett. 1997. Le regard sociologique. Essais choisis. Paris: Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.

Noordegraaf, Mirko. 2007. « From “Pure” to “Hybrid” Professionalism: Present-Day Professionalism in Ambiguous Public Domains. », 2007.

Rhodes, Lorna A. 1991. Emptying beds: the work of an emergency psychiatric unit. Comparative studies of health systems and medical care, v. 27. Berkeley: University of California Press.

Scott, W. Richard. 2008. « Lords of the Dance: Professionals as Institutional Agents ». Organization Studies 29 (2): 219‑38. 

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