Raconte-moi ta thèse #22 | L'invention des aventurières. Sociabilités, récits de soi et mobilités au féminin dans l'Europe du XVIIIe siècle, par Maxence Joscht
Maxence Joscht est doctorant à l'EHESS au sein du Centre de recherche sur les circulations, les liens et les échanges (CeRCLEs - EHESS), sous la direction d’Eleonora Canepari. Il est titulaire d’un master en Histoire, civilisations et patrimoine d’Aix-Marseille Université. Dans sa thèse intitulée "L'invention des aventurières. Sociabilités, récits de soi et mobilités au féminin dans l'Europe du XVIIIe siècle", Maxence Joscht s’intéresse aux représentations sociales et littéraires de femmes émancipées, désignées ou s’identifiant comme des aventurières dans l’Europe du XVIIIe siècle.
Les imaginaires que nous associons à la période pré-révolutionnaire et au XVIIIe siècle plus généralement est peuplé d’individus fantasques, habitués des salons, joueurs invétérés et libertins patentés que l’on désigne comme aventuriers. La littérature et le cinéma nous en ont fourni de nombreux exemples fictifs, comme Gil Blas ou Barry Lyndon, qui s’inspirent ou ont inspiré la trajectoire d’individus bien réels tels que Cagliostro, le comte de Saint-Germain ou Casanova. Leur point commun est évident : ce sont tous des hommes. Les femmes dans leur vie et dans les récits qu’ils en tirent sont systématiquement reléguées à des rôles d’objets de désirs, de conquêtes et d’escroqueries. Le poids de leurs œuvres et de leurs traces dans la littérature et les arts a peu à peu effacé les femmes ayant emprunté les mêmes chemins qu’eux sur les routes européennes. L’objet de ma thèse et de pouvoir les remettre en lumière et de réévaluer l’agentivité des femmes dans les sociétés qu’elles traversent à travers leurs propres aventures au féminin.
Mon point d’entrée dans ce sujet a été ma rencontre avec l’œuvre de la polonaise Regina Salomea Pilsztynowa au cours de mon master. Son œuvre, qui reste encore relativement confidentielle dans les milieux littéraires et dans le monde de la recherche, notamment en France, est pourtant d’une facture exceptionnelle à plusieurs égards, et tout d’abord grâce au parcours de son autrice qui a su être au cours de son existence médecin, espionne, marchande d’esclaves et courtisane dans diverses cours européennes. Cette étude de cas m’a permis de m’engager sur une réflexion dans un questionnement plus large sur l’identification de cette figure aux multiples visages, que la recherche a désigné à plusieurs reprises comme « unique et incomparable », mais qui se raconte elle-même comme l’héroïne d’une vie de voyages et d’aventures, en somme une aventurière.
Plus qu’une figure du XVIIIe siècle, l’aventurière est surtout un impensé, voir un impensable. Le terme existe déjà au XVIIIe siècle, apparaissant comme variante au féminin d’aventurier, mais sans plus d’objet ni exemple attaché. L’aventurière reste encore confinée à la littérature, personnage de faux-mémoires et de romans galants au XVIIe siècle. L’univers social du siècle des Lumières lui préfère d’autres personae féminines qui en partagent certains traits sans pourtant partager une véritable identité commune, comme la voyageuse, la courtisane ou l’entrepreneuse. Je propose pour ma part dans mon travail de thèse de faire de l’aventurière une catégorie d’analyse historienne pour interroger un ensemble de cas qui partagent plusieurs traits de cette topique : une trajectoire caractérisée par une mobilité géographique, culturelle et sociale, et surtout par une forte réflexivité qui, dans les écrits produits par ces femmes, s’accompagnent de l’illusion d’avoir maîtrisé et conduit son destin.
Jean-Etienne Liotard, Femme en robe turque, assise sur un sofa, Metropolitan Museum of Art, 1751-52
J’étudie au sein de cette catégorie des profils hétérodoxes de femmes provenant de milieux sociaux au statut liminal mais ayant toutes comme désir de parvenir et de s’intégrer par tous les moyens à leur disposition au sein des élites européennes de leur temps. On y retrouve côte à côte de fausses princesses étrangères qui joue sur la crédulité de leurs interlocuteurs pour soutenir un train de vie luxueux dans les capitales du continent, des femmes travesties qui passent les frontières des états sous des identités masculines de fantaisie, des espionnes de toutes sortes, des actrices et directrices de maisons de divertissement ou bien encore des mal-mariées en fuite et en quête d’une vie meilleure sur les routes d’Europe. La catégorie d’aventurière, qu’elles utilisent elles-mêmes pour se décrire ou dont elles sont affublées par leurs contemporains, permet de rapprocher ces différents parcours exceptionnels pour en faire ressortir leur commun affranchissement des hiérarchies et des frontières européennes, leur goût pour la mise en scène et le récit autofictionnel et dans la fluidité de leurs identités. Ma recherche postule que les aventurières du XVIIIe siècle, malgré leur relative solitude et indépendance réciproque forment un groupe social homogène, partageant donc des habitus similaires, c’est-à-dire un ethos et une hexis communs. Si les aventurières ne forment pas un groupe défini par des règles communes comme les corporations de métiers d’Ancien Régime, leurs attitudes permettent de les distinguer des autres groupes constituant les espaces sociaux liminaires.
Ce travail de thèse entend décloisonner tout autant ces femmes d’une étude monographique que des historiographies souvent étanches et que ces aventurières peuvent faire communiquer. L’histoire des voyages et de l’entreprenariat au féminin pourront ainsi dialoguer, en ne limitant pas les objets d’analyse aux voyageuses fortunées pour l’un et aux patronnes sédentaires pour l’autre. Les espaces liminaux qu’elles créent par leur parcours, entre les sociétés aristocratiques et les mondes marginaux de la prostitution et du spectacle itinérant, en font tout naturellement de nouveaux objets d’études propices à une histoire des marginalités. J’aspire dans ce travail à pouvoir rendre compte d’un panel large d’expériences d’aventures au féminin, non pas forcément par le nombre d’individus que je traite dans mon corpus, mais en ne limitant pas ma recherche aux espaces traditionnels de l’étude des aventuriers que peuvent être Paris, Londres et la péninsule italienne. Une place est réservée dans ma thèse à des aventurières en provenance d’Europe centrale et orientale ou de Scandinavie. Enfin, les sources que j’exploite illustrent les pratiques sociales et littéraires de ces aventurières ainsi que leur implication au sein des systèmes d’informations et judiciaires européens modernes puisque l’on retrouve des correspondances, des œuvres autobiographiques ou viatiques et des sources judiciaires.
© The Trustees of the British Museum, Anonyme, Remarkable characters at Mrs. Cornely's masquerade, British Museum, 1771
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