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Raconte-moi ta thèse #12 | La vision et l’interprétation des peintures : processus visuel ascendant, attention descendante culturellement informée et expérience esthétique par Pablo Fontoura

Raconte-moi ta thèse

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06/09/2022

Pablo Fontoura a soutenu sa thèse en Esthétique en octobre 2021 au Centre de recherches sur les arts et le langage (CRAL – EHESS) – dirigé par Jean-Marie Schaeffer –, et au Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France (C2RMF) – co-dirigée par Michel Menu.

Ses recherches portent sur la vision et l’expérience esthétique des peintures par le moyen des techniques oculométriques et ethnographiques dans des musées. Il développe ses études sur l'art en proposant une approche interdisciplinaire qui lie différents domaines des sciences dures et sociales : la philosophie, l'histoire de l'art, la computation, la statistique, l'eye-tracking et les sciences cognitives.



L’exploration visuelle des représentations figuratives bidimensionnelles active des capacités visiomimétiques universelles, qui sont toujours mises en œuvre culturellement et historiquement. En combinant des études psychologiques et cognitives avec des études historiques, je voudrais aborder, entre autres, la question des « formes d’intentionnalité » historiquement variables de Baxandall (1982). Le but est d’étudier, dans une approche cognitive, comment notre vision des peintures aborde simultanément ces deux niveaux d’expérience picturale (cognitive et historique) et, plus précisément, comment la notion de period eye (Baxandall, 1986) peut être adaptée à la constance neurophysiologique de la vision humaine à travers les époques. 

 

La notion de period eye de Baxandall signifie que les peintures contiennent des indices des habiletés mentales et sociales des observateurs à qui elles sont destinées. Le period eye est constitué par les habiletés de discrimination que l’on acquiert en vivant dans une culture et en intégrant les habitudes visuelles d’un contexte social circonscrit. Les efforts de Baxandall de présenter une « explication historique des peintures » passent par la compréhension de ce que nous voyons dans les images, et par la manière dont nous les pensons et parlons sur elles, ce que l’auteur appelle la méthode d’« inférence critique ». 

 

De même, Baxandall souligne que la visualisation des peintures invite à une interaction entre la vision focale et périphérique, entre l’attention et l’inattention. Il évoque ainsi l’importance des moments où l’attention se promène librement et où la perception focalisée se détend au point de donner lieu à une appréhension globale spontanée de l’œuvre, dans laquelle la perception périphérique se mélange avec la vision focale pour former un sens global de l’image. Baxandall soutient l’idée que le sens des images émerge des moments de « perception spontanée des particularités picturales » qui ne gardent pas en eux la signification totale de l’œuvre, mais qui intriguent et attirent l’attention de l’observateur. Cette approche nous mène à l’étude de l’expérience esthétique que l’on peut avoir des images, une expérience esthétique comprise comme processus perceptif et cognitif, ancrée dans notre vie vécue (Schaeffer, 2015).

 


Afin d’approfondir notre connaissance de la vision et de l’interprétation des peintures, des processus visuels ascendants, de l’attention ascendante culturellement informée et de l’expérience esthétique, ma thèse est centrée sur une étude de cas empirique approfondie : celle de la restauration du Retable d’Issenheim (1512-1516), réalisé par Matthias Grünewald. Ce polyptyque germanique, chef-d’œuvre de l’art occidental, est abordé par différentes méthodes et par différents questionnements qui sont rapprochés afin de parvenir à une compréhension plus globale de la créativité de Grünewald et des phénomènes qui ont affecté la « vie posthume » du retable — à savoir la disparition de certaines couleurs, les dégradations induites par le vieillissement de l’œuvre, et l’évolution historique de l’appréhension du retable comme un objet culturel. 

 

Plusieurs raisons expliquent le choix du Retable d’Issenheim comme corpus d’étude. En premier lieu, il s’impose par son habileté technique intrinsèque autant que par le symbolisme culturel très complexe dont il est imprégné. Ces atouts le qualifient comme un objet approprié pour un projet interdisciplinaire. Ensuite, le retable est en cours de restauration et fait l’objet d’une étude approfondie de sa matérialité par le Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France (C2RMF). Cela m’a permis de m’engager dans une étude comparative de la façon dont différents observateurs peuvent voir le même tableau avant et après restauration. Enfin, mon objectif est d’utiliser cette enquête comme test pour une méthodologie de recherche pouvant être généralisée pour d’autres œuvres d’art, et même pour des corpus entiers. Ainsi, l’un des résultats importants de la recherche sera d’ordre méthodologique.

 

À travers cette étude de cas, ma thèse aborde deux questions théoriques. La première question est liée au fait que l’exploration visuelle est au cœur de notre expérience des peintures. Le but de cette étude est ainsi de comprendre comment les différents processus cognitifs visuels, comme les processus ascendants (activés par la matérialité de l’œuvre) et les processus attentionnellement descendants (qui sont culturellement, historiquement et socialement divers), interagissent au niveau de l’expérience picturale du Retable d’Issenheim. Plus précisément, j’essaye de comprendre dans quelle mesure le « sommet conceptuel », les informations ou l’attention du type descendante, peuvent guider ou biaiser notre exploration visuelle. La deuxième question gravite autour du fait que notre expérience des peintures est toujours une expérience visuelle de forme et de couleur combinée à une expérience de contenu (cela s’applique même à l’art abstrait). L’un de mes objectifs est d’étudier comment la couleur joue dans l’expérience globale des œuvres. 

 

Afin de répondre aux questions posées ci-dessus, mon étude utilise deux méthodes expérimentales qui sont des instruments très puissants dans le cadre d’une recherche interdisciplinaire. La première est l’utilisation d’un oculomètre (eye-tracker) pour enregistrer le regard des visiteurs. Le deuxième aspect expérimental innovant de la thèse est l’utilisation de modèles informatiques pour analyser la perception visuelle. De tels modèles sont utiles dans la mesure où des mesures objectives peuvent être comparées à la perception subjective d’une personne. Je propose d’utiliser ce type de modèle pour étudier la perception des dix panneaux du Retable d’Issenheim, et notamment pour comparer les peintures avant et après leur restauration, afin d’examiner comment la restauration a modifié leur perception. 

 


Cette thèse interdisciplinaire cherche ainsi à intégrer des connaissances très diverses. D’abord, elle essaye de maîtriser en détail des aspects techniques et technologiques, autant qu’humains et sociaux. Ensuite, elle tente de connecter différents savoir-faire et méthodes scientifiques, comme les sciences dures et les sciences humaines, afin de construire, à partir d’un entremêlement de techniques, une compréhension plus riche du sujet abordé. Ce travail est enfin une démarche de dialogue entre l’univers technologique et humain, et demande une grande ouverture d’esprit pour comprendre et absorber les règles et les codes particuliers à chaque domaine qu’il essaye de lier, comme les sciences computationnelles, les sciences cognitives, la statistique, l’histoire de l’art, les approches sociologiques et la philosophie esthétique. Une partie des méthodes employées dans cette étude est donc exploratoire, et les résultats oscillent entre des conclusions nomothétiques et idiographiques.




Bibliographie : 

Fontoura, P. (2021). Les nuances du regard des enfants. Communications, 109, 169-189. https://doi.org/10.3917/commu.109.0169 

Fontoura, P, Menu, M. Visual perception of natural colours in paintings: An eye-tracking study of Grünewald's Resurrection. Color Res Appl. 2021; 46: 582– 594. https://doi.org/10.1002/col.22641 

Fontoura, P. & Menu, M. (2022). Exploration visuelle des peintures d’Amedeo Modigliani : étude d’oculomotricité (Leroux K., Trans.). In Genty-Vincent, A., Menu, M. & Senot, M-A. (Eds.), Les secrets de Modigliani: Techniques et pratiques artistiques d’Amedeo Modigliani, (pp. 176-185). LAM and Éditions Invenit.

Schaeffer, J.-M. (2015). L’expérience esthétique. Gallimard.

Baxandall, M. (1982). Painting and experience in fifteenth century Italy: A primer in the social history of pictorial style. Oxford University Press.

Baxandall, M. (1986). Patterns of intention: On the historical explanation of pictures. Yale university press.

Rosenberg, R., & Klein, C. (2015). The moving eye of the beholder: Eye tracking and the perception of paintings. Oxford University Press. 




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