Raconte-moi ta thèse #20 | Les conditions de la migration des personnes aux prises avec les conflits irakiens (2013-2022), par Juliette Duclos-Valois
Juliette Duclos-Valois est docteure en Anthropologie sociale et ethnologie de l’EHESS (CETOBaC). Elle a soutenu mi-janvier 2023 une thèse intitulée « Les conditions de la migration des personnes aux prises avec les conflits irakiens (2013-2022). Une anthropologie du quotidien sans perspectives » sous la direction d’Hamit Bozarslan. Elle est aujourd’hui post-doctorante à l’EHESS (Césor) au sein de l’ANR IMAGIN-E.
Une réflexion construite sur le temps long
Ma thèse s’intéresse aux conditions de la migration des personnes aux prises avec les conflits irakiens. Elle s’efforce de restituer le quotidien de ces personnes pour comprendre, à travers l’analyse pas-à-pas de leurs trajectoires personnelles et géographiques, le fait de la migration. Les enquêtes dont la relation alimente son contenu, se sont déroulées dans les localités de Sinjar, Mossoul et du gouvernorat de Dahûk, sur une période qui s’étale de l’année 2013 – date à laquelle l’État islamique commence à convertir ses prétentions politiques en expansion territoriales – à l’année 2022. Un temps long de recherche qui m’a permis de prendre véritablement la mesure des conséquences de la guerre sur les trajectoires effectives des individus.
Ma thèse porte une attention privilégiée aux configurations qui s’établissent avant un départ, en interrogeant la façon dont la question se pose, ou au contraire ne se pose pas, pour les individus, en fonction notamment des problèmes auxquels ils se trouvent exposés en rapport avec les conflits. S’il y a bien un mouvement général de population pendant les conflits, la relation de dépendance entre les deux phénomènes est simple ; elle n’est pas réciproque : partir implique une menace, mais l’inverse n’est pas vrai. La menace de la guerre ne fait que présupposer un départ.
Une recherche qui interroge l'expérience du quotidien en temps de guerre
C’est ce point de départ qui m’a amenée à déployer ce que j’oserais qualifier « d’anthropologie de l’instant » (par référence aux « instances du quotidien »), ou d’anthropologie processuelle, attentive notamment aux sentiments et aux affects, en lieu et place des explications nomologiques mobilisant tout un ensemble de catégories macro-politiques. Car, s’il est bien une chose que « l’instant », les circonstances, les situations, ou l’occasion, n’instancient pas, – mon matériau en témoigne – ce sont bien ces « grosses catégories ». C’est bien pourquoi la recherche a choisi la « perspective du quotidien », « quotidien a priori sans perspective » des personnes aux prises avec les conflits irakiens, pour se concentrer in fine sur la façon dont la question d’un départ pourra ou non se poser comme issue d’une expérience singulière. À l’inverse de nombreux travaux qui rationalisent a posteriori le fait de la migration – lorsque les « jeux sont faits » pourrait-on dire –, j’ai eu la chance de pouvoir déployer l’enquête dans l’antécédent, avant même que ne s’esquisse une quelconque perspective de départ. L’attention dans la thèse à ce qui sourd de ces expériences multiples, la possibilité de suivre sur un temps long la relation entre configurations antécédentes et faits conséquents, m’ont conduit à substituer à l’approche déterministe, toute théorique, un point de vue qu’on pourrait qualifier « d’émergentiste ».
« J’ai montré que les individus n’avaient d’autre choix que de se « replier » sur un quotidien. »
Deux des mots clefs qui figurent dans le résumé de la thèse pointent vers les champs dans lesquels sont constitués ses principaux apports : le cours général de l’expérience, d’une part, et les situations du quotidien, d’autre part. L’expérience du sujet forme avec les notions d’environnement, de ressources, de situation, de croyance et d’habitude, le réseau conceptuel à partir duquel il m’a été possible de formaliser l’interprétation de mon matériau. Ce réseau est présent dans la tradition pragmatiste, singulièrement dans l’œuvre de John Dewey, auteur peu mobilisé en anthropologie, avant que n’aient pu poindre ces dernières années – après une longue période de mépris réciproque –, la perspective d’une alliance nouvelle entre philosophie et sciences sociales. Dewey s’est intéressé avec une grande précision à tout ce qui permet aux individus de rétablir une certaine continuité de l’expérience – lorsqu’ils traversent des situations troublées – dans l’actualisation du rapport à leur environnement. En suivant Dewey, je crois avoir réussi à mettre en évidence la façon dont les situations traversées dans le cas d’espèce, et conjointement les habitudes – qui permettent de conférer un sens à ces situations et de régler le rapport de chacun à son environnement –, contrôlaient l’expérience des individus.
J’ai montré que les individus n’avaient d’autre choix que de se « replier » sur un quotidien. Non pas tant pour se recroqueviller, sous l’effet de la menace, que parce que, plus simplement, les tâches s’accumulent, et qu’il faut pouvoir parer à tout. Mais alors que ce quotidien est donné sans perspective, du fait même de la guerre, on peut voir que les « presque rien » qu’il offre peuvent être l’occasion de rétablir un lien fonctionnel avec un environnement et de ré-organiser l’expérience des individus. C’est dans ce bloc d’espace-temps, en effet, que se constituent des devenirs, à travers ce que nous avons appelé la « pesée » qui met en jeu et en mouvement l’ensemble des attachements.
Ce travail contribue à une compréhension renouvelée des mobilités, des déplacements internes de populations, a fortiori des migrations « longue distance » engendrées par la guerre. Parmi les perspectives ouvertes par la thèse – qui donnent un prolongement positif à la critique qu’elle adresse aux théories de l’action –, j’aimerais insister sur une question abordée dans sa conclusion, qui a émergé dans le cours de la rédaction et qui concerne l’approche du sujet dans la construction des cas. Alors que mon attention était d’emblée dirigée vers les individus, je leur ai conféré dans la thèse une agentivité « plus faible que prévu » ; moins logée dans la volonté, l’intentionnalité, les plans que chacun échafaude, qu’articulée aux circonstances, aux habitudes, à une multiplicité d’agencements. Quel prolongement donner à cette perspective ? Il faudrait pouvoir creuser l’intuition – toute deleuzienne – que les conditions dans lesquelles les mécanismes d’individuation peuvent se produire et constituer des personnes ou des « moi » concernent, en premier lieu, des multiplicités de relations qui ne se rapportent à aucun sujet comme unité préalable. C’est ce que la thèse me semble pouvoir illustrer.
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