Raconte-moi ta thèse #21 | Travail à quai, travail oublié ? La place des femmes dans l’héritage maritime et ouvrier, par Marie Delisle
Marie Delisle est doctorante à l'EHESS au sein du laboratoire Géographie-cités (EHESS, Paris 1 Panthéon Sorbonne, Paris Cité, CNRS), sous la direction de Nicolas Verdier (Géographie-cités) et Lucie K. Morisset (UQAM). Sa thèse porte sur l’inscription de la mémoire ouvrière féminine liée au secteur maritime dans l’espace et s'intitule « Travail à quai, travail oublié ? La place des femmes dans l’héritage maritime et ouvrier ».
En Bretagne, la mémoire masculine a été privilégiée lors du déclin des activités maritimes au siècle dernier, entraînant une vague de patrimonialisation portée sur les bateaux notamment. Les lieux relatifs à la mémoire des femmes ont été délaissés. Cette sélection reflète l’androcentrisme des politiques patrimoniales à l’œuvre depuis le 19e siècle. Pourtant, peu de travaux sur la mémoire des femmes ont à ce jour pris la question du support mémoriel et le rôle de ces pratiques dans les inégalités de genre. C’est de ce double constat qu’est née ma thèse.
« J'ai proposé le concept d'héritage collectif, englobant à la fois le matrimoine – un héritage féminin – et le patrimoine, ce qui est officiellement valorisé et ce qui ne l'est pas. »
Cette recherche s’inscrit dans une continuité avec mes travaux de Master menés à l’EHESS, au sein du parcours « Territoires, Espaces, Sociétés ». Il fait écho aux enjeux matrimoniaux, patrimoniaux et identitaires que j’ai étudiés dans le cadre de mes mémoires sur Ouessant, surnommée l’Île aux Femmes. Ce travail a mis en évidence l’existence d’un paradoxe entre l’omniprésence des femmes dans la mémoire et l’imaginaire, et leur absence dès lors qu’il y a une institutionnalisation de la mémoire sous la forme d’une patrimonialisation. L'exclusion des femmes se reflète dans le patrimoine, tant dans l’étymologie du terme – pater en latin renvoie au père – que dans sa matérialité. J’ai donc proposé le concept d’héritage collectif, englobant à la fois le matrimoine – un héritage féminin – et le patrimoine, ce qui est officiellement valorisé et ce qui ne l’est pas. Cette recherche m’a aussi permis de souligner la dualité entre un patrimoine matériel, monumental, et un matrimoine majoritairement immatériel.
Une réhabilitation progressive de la mémoire féminine
Si les femmes ont joué un rôle crucial dans l’industrie de la pêche, aux côtés des hommes en mer, les lieux relatifs à la mémoire de ces ouvrières ont été négligés voire effacés. C’est le cas des conserveries de poissons où elles travaillaient par exemple. Or, la production d’une invisibilité des femmes par les politiques patrimoniales s’érode à la suite des différentes vagues de féminisme, dans les années 1970 d’abord, puis dans les années 2000. On assiste depuis une vingtaine d’années à la réapparition et la valorisation d’un matrimoine à travers le monde. Ma thèse porte sur les actions menées dans des villes portuaires en France et en Angleterre. Chargées d’une fonction identitaire et symbolique, ces initiatives viennent perturber un système jusqu’ici stable, celui d’une valorisation centrée sur le masculin.
Dans le cadre de ma recherche, je m’intéresse en particulier aux figures des Penn Sardin à Douarnenez et à leur place dans l’héritage collectif officiellement commémoré. Ces usinières de conserveries se sont rendues visibles dans l’espace public et médiatique lors de grèves visant à une revalorisation des salaires en 1905, puis en 1924. Ce cas offre la possibilité de saisir les stratégies de valorisation de ce matrimoine, en cours, à partir de quatre objets d’étude principaux : les odonymes[1] et les plaques commémoratives, les statues, ainsi que les itinéraires mémoriels et touristiques les célébrant. Entre 2001 et 2008, la Ville de Douarnenez a mis en place des politiques publiques valorisant la mémoire des Penn Sardin. Parmi elles, on compte l’inauguration d’une statue femme-sardine, d’une plaque commémorative, ou encore de la rue Joséphine Pencalet, figure de la lutte des Penn sardin et première femme à siéger à un conseil municipal en France. Ces initiatives tentent de pallier l’absence matérielle et symbolique des femmes dans l’espace public. Un circuit touristique du Chemin de la sardine a lui aussi été créé avec l’office de tourisme. L’année 2024 marque en outre le centenaire de cette grève des usinières. Différentes activités culturelles et artistiques sont ainsi proposées dans ce cadre, à l’initiative du collectif « Pemp real a vo »[2].
À gauche : plaque commémorative en hommage aux Penn Sardin, Douarnenez, 2024, Marie Delisle.
À droite : collage de Marianne Larvol pour le centenaire de la grève, Douarnenez, 2024, Marie Delisle.
Des objets d’études secondaires s’ajoutent aux premiers, dont certains toponymes féminins, les friches industrielles, ou encore les productions cinématographiques et les tags à dimension mémorielle.
Tag anonyme, Douarnenez, 2024, Marie Delisle.
En parallèle, je m’appuie sur le cas des Herring girls[3] en Angleterre. À l’instar des Penn Sardin, ces travailleuses de la mer ont protesté pour de meilleures conditions salariales lors de grèves organisées en 1936 puis 1938. Leur héritage tend progressivement à être reconnu avec l’implantation de statues à Whitby en 2021 et à North Shields en 2023. Cette mise en perspective donnera lieu à l’élaboration de registres de comparaison entre les formes de matrimonialisation étudiées : leur asymétrie ainsi que leurs potentielles interactions.
« Ma recherche vise à comprendre la revendication de filiation à ces figures féminines au XXᵉ siècle, dans une perspective identitaire. »
Comprendre les enjeux mémoriels et identitaires de la matrimonialisation
Les Penn Sardin et leur héritage sont aujourd’hui mobilisé·es par différent·es acteur·ices, institutionnel·les et militant·es. D’une part, la Ville de Douarnenez revendique la figure des Penn Sardin comme une caractéristique de ce territoire. D’autre part, ces femmes sont érigées en symboles de lutte dans les mouvements sociaux, notamment à travers des chants les célébrant comme celle de Claude Michel intitulée « Penn Sardin »[4], largement diffusée lors des manifestations contre la réforme des retraites en 2023. De ce fait, j’étudie l’implication du milieu associatif et syndical dans cette matrimonialisation, et ses interactions avec la sphère institutionnelle. Ma recherche vise donc à comprendre cette revendication de filiation à ces figures féminines au XXIᵉ siècle, dans une perspective identitaire.
Une de mes interrogations porte sur la manière dont les lieux mémoriels féminins et masculins s'inscrivent dans l’espace et la mémoire. Dans cette perspective, un exercice de cartographie mentale complète les entretiens menés avec les habitantes et habitants, afin de déterminer la place de ce matrimoine dans l’identité territoriale telle qu’elle est vécue et perçue. Cette méthode a été éprouvée au cours de mes recherches de Master pour rendre visible le matrimoine, ou son absence, et le localiser.
Il s’agira donc, dans les années à venir, de s’intéresser à l’ensemble des processus de valorisation de la mémoire des Penn Sardin, qu’ils soient officiels ou officieux. Cela impliquera d’analyser la distribution genrée des formes de l’héritage collectif, et les différentes expérimentations actuelles pour contester cette inégale représentation spatiale entre la mémoire masculine et féminine.
1. Branche de la toponymie qui s’intéresse aux noms de voies (rues, avenues, boulevards) et des espaces publics ouverts (places, squares, etc.).
2. « 5 sous nous aurons », le mot d'ordre qui accompagne les grèves des Penn Sardin de 1924 à Douarnenez.
3. Littéralement « filles du hareng ».
4. « ‘Penn Sardin’ de madame Claude Michel (grève des Sardinières, Douarnenez 1924) », YouTube, publiée le 18 septembre 2011, consultée le 22 novembre 2024.
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