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Raconte-moi ta thèse #19 | Les dispositifs de captation des consommateurs de musique, par Noé Latreille de Fozières

Raconte-moi ta thèse

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15/06/2023

Noé Latreille de Fozières est doctorant à l’EHESS au sein du Laboratoire interdisciplinaire d’études sur les réflexivités (LIER-FYT, CNRS-EHESS) sous la direction de Cyril Lemieux et Edouard Gardella (LIER-FYT). Il réalise sa thèse en Cifre au sein d'une filiale française d’une major musicale et étudie la manière dont les professionnels du marketing tentent de maîtriser les phénomènes de viralité.


Depuis plus de 20 ans, à en croire les professionnels du secteur et ses commentateurs, l’industrie musicale serait en bouleversement permanent : effondrement des ventes de disques avec l’essor des sites de peer-to-peer, massification du streaming musical dans les usages, consommation croissante des vidéos courtes avec l’arrivée de TikTok sur le marché ; pour ne citer que ces exemples. Si l’attention des chercheurs a souvent été portée sur les mutations de la production musicale et des pratiques de consommation, peu d’intérêt a cependant été accordé aux processus commerciaux ordinaires de la culture, à commencer par les évolutions dans le marketing des œuvres musicales.  

Un sujet de thèse qui a évolué au fil du temps et des expériences

En 2020, j’ai consacré mon mémoire aux pratiques des professionnels qui, au sein des majors musicales, s’occupent de commercialiser le répertoire musical d’artistes décédés, en m’intéressant notamment aux règles professionnelles qu’ils suivent pour assurer la bonne entente avec les journalistes, les ayants droit et les groupes de fans, et ainsi garantir le succès des opérations promotionnelles. Ce mémoire m’a donné envie d’en connaitre davantage sur le travail de l’ombre réalisé au sein d’une major, d’autant que ce type d’entreprise demeure très peu fréquenté par les chercheurs en SHS. Début 2022, avec l’aide de l’EHESS, nous sommes parvenus à monter une Convention Industrielle de Formation par la Recherche (Cifre) avec la filiale française d’une de ces multinationales. À ce moment-là, mon sujet de la thèse portait sur la circulation virale des musiques du passé sur Internet. Mais, si en 2021 le sujet de la viralité était particulièrement d’actualité au sein des majors, il s’est au fil des mois étiolé, me poussant à réorienter mon objet d’étude. 

C’est pourquoi, au lieu de m’intéresser à la viralité elle-même, il apparaissait plus sociologique de regarder comment les professionnels du marketing de la major s’y prennent pour tenter de maîtriser les phénomènes de viralité. Durant la thèse, je suis rattaché au département digital de la major, une entité qui vient en appui des labels de la major. J’ai ainsi pu constater les nombreux points communs dans les pratiques des professionnels d’un label, étudiés durant le Master, chargés notamment de promouvoir les projets musicaux auprès des journalistes et ceux du département digital qui s’occupent surtout de « pitcher » les mêmes projets musicaux auprès des responsables éditoriaux des plateformes de streaming. Mon objet d’étude s’est ainsi déplacé vers les dispositifs de captation des consommateurs de musique mobilisés par les professionnels de la major lors de la promotion des œuvres d’artistes sous contrat. 


À gauche, un exemple de promotion télévisée, ici l’album de Pierre de Maere dans l’émission Quotidien du 27 janvier 2023. À droite, un extrait d’entretien réalisé avec Véronique, responsable promotion auprès des médias traditionnels.



Pour réaliser ce travail, je mobilise le cadre méthodologique et théorique de la sociologie pragmatique, en m’appuyant notamment sur des travaux issus de sociologie économique et de l’anthropologie des sciences et des techniques. Mon contrat CIFRE me permet d’être présent 2 jours et demi par semaine au sein des locaux de la major, c’est pourquoi l’ethnographie s’est rapidement imposée dans ma thèse comme la technique d’enquête la plus pertinente pour suivre la mise en place ces dispositifs de captation par les professionnels du marketing, que ce soit au sein de divers labels ou du département digital. 


« J’ai ainsi pu observer une tension dans la pratique des professionnels entre une conception libérale du consommateur et le réalisme économique prôné au sein de l’entreprise. »


Si, pour certains chercheurs, la notion de captation suppose la liberté d’agir des consommateurs, l’approche ethnographique des pratiques quotidiennes des professionnels défendue dans ma thèse vise à faire un pas en arrière en revenant sur ce postulat. J’ai ainsi pu observer une tension dans la pratique des professionnels entre une conception libérale du consommateur (caractérisable par exemple à travers la formule « chacun ses goûts ») et le réalisme économique prôné au sein de l’entreprise (il faut « amener » les consommateurs à consommer certains produits pour que l'entreprise remplisse ses objectifs de profit). L’étude des dispositifs de captation permet d’observer comment les professionnels tentent de gérer cette tension. Une façon de le faire est d’ « amener » la personne à faire quelque chose qu'elle n'aurait pas fait sans le dispositif mis en place, tout en lui masquant le fait qu'elle y a été « amenée ». 

 

J’ai ainsi pu constater les nombreuses épreuves qui accompagnent les pratiques marketing. D’abord, dans la mesure où les professionnels du marketing ne sont pas en relation directe avec les consommateurs des œuvres qu’ils promeuvent, ils tentent d’enrôler des acteurs extérieurs à l’entreprise afin de tenter, grâce à eux, de capter les consommateurs. Or, la capacité des professionnels du marketing à faire coïncider des normes et des points de vue différents n’a rien d’évident. Il leur faut au préalable construire les consommateurs pressentis de l’œuvre, mais aussi cibler les émissions, les playlists éditoriales ou les sujets d’intérêt (sur les réseaux sociaux) que les consommateurs pressentis consomment effectivement, et enfin justifier ces choix auprès des journalistes, des responsables de playlists et des créateurs de contenus pour les convaincre de jouer le rôle d’intermédiaire. Ce travail est d’autant plus complexe car, dans la mesure où les professionnels du marketing réalisent un travail confiné dans l’ombre, ils tentent systématiquement d’enrôler l’artiste afin qu’il soit le porte-parole de son propre travail auprès des consommateurs. 


Une vidéo TikTok de la chanteuse Charli XCX dénonçant l’injonction à faire plus de vidéos TikTok de la part de son label anglais (capture d’écran).


Un extrait d’entretien réalisé avec Louis, responsable marketing au sein d’un label. Il est constamment en contact avec des artistes et différentes plateformes numériques, notamment TikTok.

Étudier les logiques de fonctionnement des majors de l'industrie musicale 


Ensuite, dans la mesure où, au sein d’une major musicale, chaque dispositif de captation est mobilisé par des professionnels différents, ces derniers doivent se coordonner afin d’assurer la promotion globale d’un projet musical. Cette coordination donne régulièrement lieu à des critiques, par exemple autour de la répartition de budgets marketing entre les équipes, qui sont autant d’épreuves dans la captation des consommateurs. Ces épreuves peuvent amener les professionnels à généraliser l’usage de certains dispositifs au sein de l’entreprise, mais aussi parfois à en interroger la conception ou la pertinence, voire à redéfinir l’organisation même du travail. Ainsi, la captation doit être comprise comme le succès d’une épreuve qui va de la compréhension des attentes des consommateurs jusqu’à leur mobilisation dans l’acte de consommation, en passant par l’enrôlement d’acteurs intermédiaires et la coordination de multiples professionnels du marketing au sein de la major. 


Présentation d’une start-up spécialisée dans l’optimisation de campagnes marketing lors du MaMA 2022, une convention rassemblant les acteurs de l’industrie musicale française (photo officielle).

De ce fait, la seconde partie de la thèse sera en partie consacrée à l’évolution morphologique de la major – qui se caractérise entre autres par une augmentation du nombre de dispositifs et une spécialisation accrue des professionnels du marketing – mais aussi de l’industrie qui a récemment connu l’arrivée de nouveaux acteurs, à l’instar des nombreuses entreprises technologiques qui collaborent désormais avec les maisons de disques. Pour se faire, un travail archivistique sera nécessaire afin de caractériser l’évolution des dispositifs marketing et, ainsi, mieux comprendre la situation présente : une industrie en bouleversement permanent.

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