Cécile Petitdemange a reçu le prix de thèse 2021 de l’EHESS pour sa thèse « Bricoler au rythme du politique : l'ambivalence des islams au Tchad », sous la direction en cotutelle de Fabienne Samson et Didier Péclard.
Comment résumeriez-vous votre thèse en quelques lignes ?
Ma thèse, qui relève d’une anthropologie politique de l’Etat au Tchad par le prisme religieux, montre en somme comment les islams ont façonné l’Etat tchadien et comment, en retour, ils ont participé à la formation de ce dernier. J’ai choisi d’utiliser le terme islam au pluriel en ce sens que je mobilise toute une série de notions, telle l’ambivalence, la fluidité, l’hybridation ou encore le butinage pour rendre compte des multiples manières d’être et d’agir musulmans, allant précisément à l’encontre de toute assignation identitaire. Insister sur la constante négociation des identités religieuses est essentiel dans un pays aux modes de pensées souvent binaires (Nord/Sud, musulman/chrétiens) qui alimentent en partie les relations sociales et politiques. Je montre également que la globalisation de l’islam du Tchad n’est pas un phénomène récent, et souligne la dimension hybride des mouvements islamiques transnationaux, en partie venus du Soudan et de l’Arabie. Pour ce faire, j’ai notamment montré comment l’identité salafiste de la communauté tchadienne kreda procède d’une réinvention de la tradition dans un moment historique donné et au grès de parcours migratoires transnationaux. Enfin je souligne en quoi le religieux est l’une des modalités de légitimation et partant, de reproduction du pouvoir d’Etat, médié par des processus d’instrumentalisation réciproque entre acteurs et institutions politiques et religieuses locales comme internationales, les relations politiques franco-tchadiennes jouant un rôle déterminant.
Pourquoi avoir choisi ce sujet de thèse ?
De manière générale, il faut dire que la littérature scientifique portant sur le Tchad est peu fournie par rapport à d’autres pays du continent africain. Il me semblait donc juste d’écrire un pan récent de l’histoire du Tchad, encore peu documentée. Par ailleurs, le phénomène Boko Haram a eu pour effet d’invisibiliser les multiples pratiques et imaginaires travaillant le champ islamique. Les études se concentrent majoritairement sur le risque sécuritaire induit par la supposée « wahhabisation » de l’espace public avec une montée en visibilité d’une orthopraxie stricte. Il me semblait donc intéressant de prendre le contrepied de ces analyses pour montrer que derrière l’étiquette islamiste se cache de mutliples trajectoires religieuses aux dimensions parfois picaresques. Enfin, en documentant au ras du sol les pratiques et imaginaires des acteurs et actrices musulman.e.s j’ai voulu rendre hommage au quotidien des Tchadien.n.e.s, ou comment préserver sa dignité « malgré tout » face à un pouvoir d’Etat arbitraire et prédateur.
Comment avez-vous effectué vos recherches ?
Plusieurs terrains m’ont été nécessaire afin de pénétrer le milieu salafiste. Pour parer aux contraintes, je me suis laissée « pétrir » par ce à quoi il m’était permis d’avoir accès. Assister à un cours de fiqh à la grande mosquée de N’Djamena, aux temps de prière et de repas, à des mariages ou cérémonies de funérailles, à l’inauguration d’un bâtiment public, ou simplement discuter dans les bureaux de l’université, sont autant de moments « flottants » qui m’ont permis d’appréhender la complexité empirique des questions étudiées par-delà le religieusement ou le politiquement correct.
Quelle suite donner à votre thèse ?
Étant lauréate du prix de thèse GIS études africaines, ma thèse sera éditée aux éditions Karthala, ce qui est une immense chance et un grand coup de pouce pour toucher un large public ! Dans cette optique de vulgarisation, j’ai fait plusieurs communications à N’Djamena auprès d’étudiants et universitaires, démarche que je souhaite poursuivre. Enfin avec un ami illustrateur, j’ai le projet de transformer ma thèse en BD…Projet depuis longtemps dans les cartons mais auquel je tiens beaucoup tant il me semble essentiel d’instiller de la couleur, du pétillant, en un mot du vivant à nos recherches !
Racontez-moi votre parcours
Mon parcours est à l’image des trajectoires, somme toute universelles, que je décris dans ma thèse : composée de bris-collages avec en toile de fond un sens bien précis… Enfant je voulais être écrivain pour témoigner des mutliples histoires de vies glanées ici et là. Mes études de lettres m’ont apporté un premier bagage théorique sur la matière humaine, complété par deux masters en science politique et relations internationales. Je me suis, par la suite, essayée à l’humanitaire, pour revenir à la recherche, bien plus stimulante à mon sens ! Assistante durant quatre ans du master Etudes africains de l’Université de Genève et menant parallèlement mon travail de doctorat, j’ai ressenti à nouveau le besoin d’explorer d’autres pistes pour retrouver de la justesse entre mes valeurs et ma pratique professionnelle. J’ai alors entamé une première année en soins infirmiers que j’ai beaucoup appréciée. Paradoxalement (ou pas !), ce détour par le soin m’a permis d’affermir mon désir d’épouser une carrière universitaire en trouvant des réponses quant à mes doutes sur la légitimité de nos postures scientifiques au sein du champ africaniste… Comme quoi un travail de thèse c’est aussi, et beaucoup, un travail sur soi !
Illustrations réalisées par David Elgozhi.
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