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Rencontre avec Violaine Baraduc, lauréate de l'accessit du prix de thèse 2022 de l'EHESS

Prix et récompenses

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24/11/2023

Violaine Baraduc reçoit l'accessit du prix de thèse 2022 de l'EHESS pour ses travaux sur le rôle des femmes durant le génocide des Tutsi au Rwanda, en 1994. Pour sa thèse « Violences d’un autre genre : ethnographier les mémoires criminelles des prisonnières génocidaires du Rwanda », réalisée sous la codirection de Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Paul Colleyn, Violaine Baraduc a eu recours au cinéma documentaire comme dispositif méthodologique. Son film À mots couverts, coréalisé avec Alexandre Westphal, a reçu le Grand Prix du documentaire historique des Rendez-vous de l'Histoire, en 2015. Cette année, la jeune docteure est également lauréate des prix de la Chancellerie des universités de Paris pour sa thèse.

En plus de l'accessit du prix de thèse 2022 de l'EHESS, sa thèse a été récompensée par le « Prix Fondation Auschwitz », le prix de thèse Henri Hertz de la Chancellerie des universités de Paris, et le prix de thèse Tillion-Rivière de l’Association française d’ethnologie et d’anthropologie.

 

Comment résumeriez-vous votre thèse en quelques lignes ?


Ma thèse d’anthropologie sociale porte sur la participation des femmes au génocide perpétré contre les Tutsi rwandais, ainsi que sur l’élaboration d’une mémoire des massacres dans l’espace carcéral. À partir de plusieurs enquêtes réalisées principalement en prison entre 2009 et 2017, j’ai tâché de rendre compte de ce qu’avait été la criminalité génocidaire féminine en 1994 et de tout ce qui déterminait la représentation de cette dernière près de trois décennies plus tard.

Compte tenu de la difficulté de conduire une recherche sur les exécutants du génocide durant une période doublement marquée par des enjeux judiciaires et mémoriels, j’ai eu recours à un dispositif méthodologique particulier, à savoir le cinéma documentaire. Grâce à lui, il a dans un premier temps été possible d’engager huit femmes condamnées pour génocide dans une réflexion collective. Le film tiré de cette expérience s’intitule À mots couverts. Il offre une précieuse illustration du travail entrepris pour la thèse. Révélant l’ambiguïté du rapport que les femmes génocidaires incarcérées entretiennent avec l’événement, il pose en outre la question des crimes intrafamiliaux et plus particulièrement de l’infanticide, à laquelle j’ai consacré deux monographies.

Interrogeant les outils épistémologiques et méthodologiques dont disposent les sciences sociales pour étudier la violence extrême à partir des récits façonnés par ses auteurs, ici ses autrices, la thèse tient toujours ensemble les questions des violences elles-mêmes et du récit des violences. De cette façon, elle explique le relatif désintérêt manifesté par les acteurs politiques, judiciaires et scientifiques pour la criminalité génocidaire féminine jusqu’au milieu des années 2000 au moins, quand bien même elle est centrale pour comprendre les conditions de l’engagement massif des civils hutu dans l’extermination d’un million de Tutsi en trois mois.

 

Pourquoi avoir choisi ce sujet de thèse ?


C’est après avoir suivi le séminaire de José Kagabo en 2007-2008 à l’EHESS que je suis allée au Rwanda pour la première fois, les rejoindre lui et Hélène Dumas. José Kagabo venait de contribuer aux travaux de la commission rwandaise chargée d’enquêter sur l’implication de l’État français dans le génocide. Dans le rapport dit Mucyo, quelques pages portent sur les viols de femmes tutsi commis par les militaires français, dans un contexte marqué par la guerre, la propagande et plus précisément par une campagne stigmatisant les femmes tutsi – hypersexualisées par les caricatures et dans les discours politiques. Ce volet du rapport m’a semblé être l’envers de l’enquête publiée en 1995 par African Rights sur la participation des femmes au génocide, intitulée : « Moins innocentes qu’il n’y paraît. Quand les femmes deviennent des meurtrières. » J’ai lu ces rapports à peu près à la même période, et la question qui m’est alors venue est celle de la relation de cause à effet entre, d’une part, l’hypersexualisation des femmes tutsi, et d’autre part, l’engagement nouveau des femmes hutu dans les massacres – les femmes s’étant apparemment tenues jusque-là à l’écart de ceux-ci au cours des pogroms anti-Tutsi ayant jalonné l’histoire récente du Rwanda.

Lorsqu’un an plus tard j’ai commencé mon enquête de terrain en master, j’étais donc portée par cette question relative aux conditions d’engagement des femmes hutu dans le génocide. Ce sujet s’est imposé avec d’autant plus de force qu’il n’existait quasiment aucuns travaux sur les femmes autrices à l’époque, alors que la littérature commençait déjà à être importante. Malgré les difficultés rencontrées lors de cette première enquête, et malgré les défis méthodologiques à surmonter pour poursuivre cette recherche ou encore le caractère « détestable » de mes sujets, j’étais convaincue de la nécessité de continuer.

 

Comment avez-vous effectué vos recherches ?


Ces recherches ont reposé, comme je l’évoquais plus tôt, sur un dispositif méthodologique conditionnant la possibilité de travailler sur ce sujet, ou du moins auprès des génocidaires. Le film a de ce point de vue constitué un outil essentiel, me permettant à la fois d’impliquer les détenues et d’observer des interactions autrement impossibles à voir, car je n’avais pas accès à leurs espaces de vie. À lui seul il a représenté quatre années de travail.

Par la suite, il a été nécessaire que je change d’échelle et de méthodes. J’ai donc démarré en 2015 une série d’enquêtes par questionnaires, afin d’avoir une idée plus juste des modalités de participation des femmes aux violences d’abord, et de la réponse judiciaire apportée par les tribunaux Gacaca à cette participation ensuite. Ce travail a été assez massif, car il m’a obligée à recenser la population carcérale féminine génocidaire, totalisant 2 138 individus, et qu’il a débouché sur la passation de 110 questionnaires et la collecte de 760 fiches d’aveux – sans parler des fiches d’aveux remplies par les « avouants » d’une prison d’hommes. Cette deuxième phase de collecte a été facilitée par ma connaissance du monde carcéral rwandais ainsi que par le développement en prison de programmes d’incitation à l’aveu. Elle a offert une autre dimension à ma recherche. Les mécanismes observés en premier lieu à l’échelle d’un petit groupe et d’un établissement, dans le développement de ce qui n’est autre qu’une politique de mémoire réglée sur les bourreaux, étaient avec le recul clairement identifiables. La production de données statistiques à partir de ces enquêtes par questionnaires a considérablement enrichi ma compréhension de tout ce qui contribuera finalement à écrire au Rwanda la mémoire du génocide. Grâce à elle, j’ai pu étudier les trajectoires des femmes génocidaires condamnées et ayant suivi un parcours de repentance largement encouragé par des programmes impulsés par la justice Gacaca mais portés, en prison, par l’administration et ceux que j’appelle « les prisonniers leaders ».

En apparence, je ne me suis jamais éloignée de ma question initiale de la participation des femmes au génocide. Au fur et à mesure de ma recherche, ses objectifs ont pourtant beaucoup évolué, puisqu’elle traite finalement la criminalité féminine à travers la question beaucoup plus large de sa judiciarisation, de sa pénalisation et de sa mémoire. Pour pouvoir la traiter, j’ai dû opérer un déplacement – de l’histoire du génocide à l’anthropologie de la violence et de la mémoire. J’ai également dû faire un important travail de contextualisation, nécessitant lui-même de recourir à de multiples outils et dispositifs, au premier rang desquels : le cinéma, déjà cité, qui a ici remplacé l’observation participante ; l’entretien ; l’enquête par questionnaire ; l’archive et la cartographie. Je ne l’ai pas mentionné jusqu’à présent, mais j’ai aussi dans de nombreux cas travaillé avec les familles et parfois avec le voisinage, ce qui bien entendu a impliqué de ma part un investissement très important.

 

Quelle suite donner à votre thèse ?


Pour ce qui est d’abord de la valorisation de la recherche accomplie, un premier livre doit sortir au printemps prochain aux éditions du CNRS. Il se concentrera sur les monographies que j’ai réalisées sur l’infanticide génocidaire. Un deuxième livre lui succédera, qui portera cette fois plus généralement sur la criminalité génocidaire féminine. J’espère pouvoir également publier tout ou partie de ma réflexion sur la mise en scène des bourreaux dans le cinéma documentaire. Enfin, comme j’ai eu la très grande chance d’obtenir le prix de thèse Tillion-Rivière de l’Association française d’ethnologie et d’anthropologie (AFEA), je vais m’atteler dans les prochains mois à la réalisation d’un livret pédagogique d’À mots couverts afin de faciliter l’utilisation du film au lycée. Ce projet, développé avec Chloé Créoff de La ligue de l’enseignement, et Sahondra Limane, professeure dans un lycée d’Ile-de-France, sera l’aboutissement du travail accompli cette année auprès d’un public de scolaires.

À terme, et en fonction de l’accessibilité des productions tirées de la thèse, je réfléchirai au développement d’autres ressources adaptées aux besoins des différents publics rwandais, s’attachant aux thématiques couvertes par la recherche.

Pour ce qui est ensuite des perspectives de recherche ouvertes par la thèse, je nourris l’espoir de disposer des moyens nécessaires pour continuer à suivre les parcours des exécutants du génocide afin d’étudier les conditions de la paix au Rwanda, un pays aussi petit que densément peuplé. Tandis que plus de 20 000 génocidaires achevant de longues peines s’apprêtent à sortir de prison, je voudrais me pencher sur la paix en pratique, c’est-à-dire telle qu’elle est négociée au quotidien par les acteurs ou les héritiers de l’histoire du génocide, pris dans les mailles d’une politique de réconciliation sans cesse réajustée.

 

Quel est votre parcours ?


Avant de rentrer à l’EHESS en 2007 en master d’anthropologie, j’ai effectué une licence dans la même discipline à Paris 8, où j’avais tenu à valider une mineure en études africaines. En 2009, en parallèle de mes cours à l’EHESS, j’ai suivi le master professionnel de Paris 7 formant aux métiers du documentaire. C’est sur la base de ces acquis, et en ayant eu la chance de rencontrer Alexandre Westphal, le coréalisateur d’À mots couverts, que j’ai pu sérieusement envisager de produire un film en même temps que la thèse.

Ce parcours, en un sens très linéaire, a été quasiment entièrement défini par mes échappées au Burkina Faso à l’adolescence, pendant lesquelles j’ai formulé les premières questions qui m’ont conduite jusqu’au Rwanda. Je dirais donc que cette thèse résulte d’une somme d’expériences, de rencontres et d’enseignements, au terme desquels j’ai trouvé comment aborder cette question du rôle des femmes durant le génocide de 1994. Le Rwanda et ce que j’y ai appris ont fait le reste.

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