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Emmanuelle Durand, lauréate du prix de thèse 2023 du GIS Moyen-Orient et monde musulman et de la MMSH

Prix et récompenses

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06/11/2023

Docteure de l'EHESS en anthropologie (Iris - EHESS/CNRS/Inserm/USPN), Emmanuelle Durand a reçu les prix de thèse 2023 du GIS-Moyen-Orient et monde musulman (Momm) et de la Maison méditerranéenne des sciences de l'Homme (MMSH) pour « Des vies en fripes. Une anthropologie des circulations du vêtement usagé (bâleh) au Liban », sous la direction conjointe de Franck Mermier (Iris/CNRS) et Emma Aubin-Boltanski ( CNRS - Césor / IFPO Beyrouth). 

 

Comment résumeriez-vous votre thèse en quelques lignes ?


La thèse s’attache à retracer les « vies sociales » libanaises du vêtement usagé (bâleh) en se concentrant sur les notions de circulations, de valeurs et de souillure. À partir de ces trois fils problématiques et en mêlant approche ethnographique et geste filmique, elle entend approfondir la question des logiques politiques, sociales et morales qui sous-tendent ces pratiques économiques de travail et de consommation, afin de révéler le pouvoir agissant et la dimension signifiante du textile usagé. Par une attention portée à ce commerce à bas coûts (et cette économie, au demeurant, très lucrative), ce travail remonte la filière du rebut textile – depuis les échoppes beyrouthines jusqu'aux usines de tri belges en passant par les entrepôts de Tripoli – pour rendre compte des rapports de pouvoir et de domination que forgent les agencements sociaux, les ordonnancements spatiaux et les régimes d’encadrement et de contournement de cette économie du déchet.

Dans cette thèse, je m’efforce d’interroger de façon analytique et critique les dynamiques de (dé-re)valorisation mutuelle de la matière textile usagée, des individus stigmatisés et des places marchandes contestées. Autrement dit, je me suis demandée dans quelle mesure les acteurs et les places, associés socialement et symboliquement à la saleté des matières textiles manipulées, parviennent-ils à se défaire de la souillure ?

En s’intéressant à ce qui est tenu pour souillé et à travers l’analyse des circulations spatiales, sociales et symboliques de la bâleh, ce travail opère une mise en mouvement qui, des places marchandes populaires aux espaces de la sociabilité homosexuelle en passant par les zones franches portuaires, invite à se rapprocher d’une diversité d’individus. En suggérant comme poste d’observation les places marchandes de l’usagé, cette enquête met en avant un état du/des lieux qui peut être paradigmatique d’un certain nombre de contextes urbains, de plus en plus marqués par des conflits majeurs, des déplacements massifs de populations et un accroissement des inégalités socio-économiques. In fine, la thèse entend rendre intelligible ce qui se joue, à travers le textile usagé, entre l'intime et le politique, entre le moral et le social.

 

Pourquoi avoir choisi ce sujet de thèse ?

Initialement, mon projet de thèse prenait plutôt la forme d’une monographie d’un marché populaire beyrouthin (le souk al-Ahad) : un espace urbain très fréquenté et curieusement peu exploré. Ce sont, notamment, les défis rencontrés sur le terrain lors de la toute première séquence d’enquête en 2018 (difficultés à rester statique et immobile dans un lieu saturé et passant) qui sont venues recentrer ma recherche sur le vêtement usagé. Ce resserrement autour du textile usagé est aussi le résultat d’un constat paradoxal que les premiers mois d’enquête m’ont permis de réaliser : le vêtement usagé – un objet dévalorisé voire méprisé dans le contexte libanais du fait, notamment, de son statut ambigu entre don caritatif et bien marchand – occupait pourtant de plus en plus d’espaces dans la ville de Beyrouth, à travers un nombre croissant d’échoppes. Tout cela est donc venu nourrir mon intérêt d’en documenter les « vies sociales » et « biographies », pour reprendre les formules popularisées par Appadurai et Kopytoff (1986).

Par ailleurs, j’avais à cœur d’inscrire ma recherche doctorale à la croisée de deux champs de recherche, auxquels je portais (et porte toujours !) un fort intérêt, et qui, pourtant, dialoguaient relativement peu. D’un côté, il y a les anthropologies libanaises – et plus largement arabes – attachées à explorer les dynamiques commerciales et les formes socio-spatiales de l’échange. Je pense ici, évidemment, à l’étude de Clifford Geertz sur le souk de Séfrou (2003), mais également aux travaux réunis dans les ouvrages collectifs dirigés par Franck Mermier et Michel Peraldi (2011) et, plus récemment, par Thierry Boissière et Yoann Morvan (2022). De l’autre, on retrouve le tournant matériel des sciences sociales, qui propose de considérer le pouvoir agissant et la dimension signifiante des choses – qu’il s’agisse des objets, des déchets ou plus largement du « non-humain ». Les travaux d’Anna Tsing, de Gay Hawkins, Tim Ingold et Bruno Latour sont, ici, essentiels. Plus particulièrement encore, au sein de ce champ, se trouvaient les études consacrées à la fripe qui, depuis les travaux pionniers de Karen Hansen au début des années 2000, font du textile usagé une « matière à penser » (voir Sandoval-Hernandez, Rosenfeld & Peraldi 2019). Ainsi, consacrer ma recherche doctorale à une anthropologie des circulations du vêtement usagé, à partir du cas libanais, me permettait de faire le pari de ce double ancrage et d’une mise en dialogue. Au premier (les dynamiques commerciales), j’ajoutais une perspective en terme d’économie des déchets. Quant au second (le tournant matériel), j’y apporte un éclairage libanais, et plus largement moyen-oriental, dans un champ d’études où assez peu de recherches portent sur les contextes urbains arabes.

Enfin, dans un contexte régional qui est généralement analysé depuis l’angle géopolitique des tensions qui le traversent, enquêter sur les vies en fripes me permettaient de contribuer à la littérature qui, en opérant un déplacement de la focale, l’étudie non depuis l’échelle macro des « crises », mais depuis celle des pratiques économiques quotidiennes. En ce sens, le vêtement usagé constituait, à mon sens, un poste d’observation fertile pour approcher un quotidien gouverné par la précarité, l’instabilité et l’imprévisibilité.

 

Comment avez-vous effectué vos recherches ?

Avant toute chose, je tiens à préciser que dans un contexte de précarisation de la recherche et de raréfaction des ressources financières, j’ai eu la chance de bénéficier d’un contrat doctoral à mobilité internationale de l’InSHS-CNRS, avec l’Iris (EHESS) et l’IFPO (Beyrouth). Ce contrat doctoral de trois ans m’a, ainsi, permis la réalisation d’une immersion au long cours, entre janvier 2018 et mai 2022, durant laquelle j’ai effectué une douzaine de mois d’enquête ethnographique, répartie en 7 séquences aux durées variables.

La ligne à suivre dans cette enquête était, pour moi, de documenter les vies sociales du vêtement usagé, d’en suivre les circulations spatiales (les déplacements de lieux en lieux), sociales (les mouvements de mains en mains) et symboliques (les changements de signe et de valeur morale). Cette posture non seulement méthodologique mais aussi théorique – relativement inédite au Proche et Moyen-Orient – consistait donc à suivre le vêtement à la trace et à en tirer tous les fils. Elle m’a engagé à un jeu subtil entre placement et déplacement. Elle impliquait – et me permettait – de naviguer entre une diversité d’individus (des réfugiés syriens aux travailleuses domestiques asiatiques/africaines en passant par la jeunesse libanaise politisée) et une multiplicité d’espaces urbains et péri-urbains (des places marchandes populaires aux espaces de la sociabilité homosexuelle en passant par les zones franches portuaires). Cette méthode combinant une entrée par la matière et par la filière a rendu possible une approche originale, me permettant de dépasser un biais analytique, relativement fréquent dans les études ayant pour contexte le Liban contemporain, qui oppose des « groupes migrants » et des « espaces urbains ».

De façon plus concrète : réalisée à Beyrouth, à Tripoli et dans une moindre mesure à Bruxelles, cette enquête ethnographique intensive sur le mode de la pratique sociale quotidienne repose sur la combinaison de différents dispositifs méthodologiques relativement classiques en anthropologie : de l’observation à la « discussion », en passant par l’entretien plus « formel » ou encore le travail-bénévole auprès de certains acteurs. Cette démarche ethnographique s’articule à un geste filmique et à une pratique plastique (cartes textiles), que j’ai mis en place au fil de l’enquête et qui forment des supports qui accompagnent le manuscrit de la thèse.

 

Quelle suite donner à votre thèse ?

Les suites et pistes sont nombreuses, et je m’en réjouis. J’aimerais vous esquisser les contours de trois d’entre elles.

Depuis janvier 2023, je poursuis mes travaux autour du textile usagé en me consacrant à l’étude de la relation aux vêtements qu'entretiennent des personnes en situation de rue, d'exil et/ou de précarité, en contexte francilien, dans le cadre d’une recherche postdoctorale soutenue par la Fondation Croix-Rouge française.

Par ailleurs, en tant que membre associée à l’ANR « Le grand entrepôt : une industrie émergente du stockage » (LEST-CNRS), j’entends prolonger l’analyse des flux matériels. Resserrer l’enquête aux entrepôts logistiques au sein desquels s’opère la gestion des flux et se rapprocher de leurs acteurs (manutentionnaires, transporteurs et intermédiaires) constituent une piste de recherche fructueuse, en vue de mieux comprendre dans quelle mesure s’y forge la reproduction des inégalités.

Enfin, dans une démarche résolument interdisciplinaire, je continue la démarche de « recherche-création » initiée dans la thèse. Le travail d’écriture de mon premier film documentaire (tiré de la thèse), Bala seccar, se poursuit, grâce au soutien de la SCAM (Brouillon d’un rêve) et de la Région des Pays de la Loire (Parcours d’auteurs). En prenant différentes formes (textes, photographies, films et cartographies textiles), mes travaux questionnent les formes possibles de dialogue entre démarche anthropologique et pratique artistique. Ce sont des pratiques, des questionnements que j’ai la joie de partager auprès de collégiens de Noisy-le-Grand (2022-2023) et d’étudiants de l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Versailles, où je suis chargée d’enseignement (vacataire), depuis la rentrée 2023.

 

Quel est votre parcours ?

J’ai un parcours, relativement, atypique dans la mesure où j’ai emprunté des chemins de traverse, avant d’arriver à l’anthropologie. Après une année de classe préparatoire littéraire (hypokhâgne), je rejoins l’Institut d’Études Politiques de Toulouse en 2010. J’y apprends l’arabe et me forme aux sciences politiques, tout en touchant du doigt les disciplines sociologique et anthropologique. En 2012, alors que je suis en troisième année à l’IEP, je pars au Liban pour y étudier durant un semestre, au sein de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. La région et la recherche m’attirent depuis un temps mais là, sur place, ça s’affirme, ça s’affine. Je m’intéresse, particulièrement, aux enjeux migratoires. À mon retour à l’IEP, je me spécialise dans un Master « Relations internationales et gestion de crise », mais le désir de la recherche grandit. En 2015, je m’y confronte en réalisant un stage de fin d’étude au sein du Département des études contemporaines de l’Institut français du Proche-Orient (IFPO) à Amman, ainsi qu’en conduisant une enquête ethnographique à Beyrouth, dans le cadre du mémoire de Master que je consacre aux trajectoires commerciales et migratoires de jeunes vendeurs de rue syriens à Beyrouth. C’est le début d’une relation sérieuse à l’anthropologie.

Une fois mon cursus à l’IEP terminé, j’intègre une association locale des quartiers Nord de Marseille (Ancrages), en tant que chargée de projet. J’y ai pour mission de concevoir et d’animer des balades urbaines relatives à l’histoire et au patrimoine (matériel et immatériel) des migrations en région Paca. Je rejoins ensuite le secteur public. De 2016 à 2018, j’occupe le poste de rédactrice chargée des opérations de réinstallation des réfugiés syriens (Liban, Jordanie, Turquie), au sein de la Direction de l’Asile. En lien étroit avec l’UNHCR, l’OIM, l’Ofpra et les bailleurs sociaux, je suis l’arrivée des familles dans le cadre de ce programme. À mesure, le désir de recherche en sciences sociales se fait plus grand, plus pressant. En 2016-2017, parallèlement à mon emploi, je m’inscris en année préparatoire au doctorat en anthropologie, à l’EHESS, sous la direction de Franck Mermier (Iris - EHESS, CNRS), qui continuera de m’accompagner, par la suite, dans l’aventure doctorale en tant que codirecteur, avec Emma Aubin-Boltanski (Césor - EHESS, CNRS).

En 2018 donc, je débute mon contrat doctoral, accueillie par l’Iris à l’EHESS et par l’IFPO à Beyrouth. En 2020, je fais mes premiers pas dans l’enseignement à l’Académie libanaise des Beaux-Arts (Alba), où je suis chargée d’un cours de méthodologie de la recherche.


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