Raconte-moi ta thèse #2 | Expression linguistique de l’espace dans les langues rgyalrong par Zhang Shuya
Zhang Shuya, actuellement doctorante en linguistique au CRLAO, travaille sur le rgyalrong situ, une langue minoritaire parlée à l'ouest du Sichuan, en Chine. Elle effectue régulièrement des séjours de terrain pour apprendre cette langue. Si le cœur de ses recherches porte sur la grammaire de la langue, elle ne néglige pas l'aspect ethnologique.
Linguistique de terrain et la documentation des langues
Dans une perspective boasienne, la documentation des langues en danger comporte trois aspects indissociables : la collection de textes, la compilation d’un dictionnaire et la description de la grammaire. En outre, cette entreprise de documentation ne peut pas se limiter à la langue elle-même, et le linguiste doit, au moins sur le long terme, étudier la culture et l'environnement naturel afin de pouvoir correctement interpréter les histoires enregistrées et expliquer le vocabulaire.
Le lieu où j’effectue mes séjours de terrain se situe dans une région montagneuse avec des vallées encaissées du sud-ouest de la Chine. Cette zone était sous la juridiction des dix-huit principautés dirigées par les tǔsī (土司) sous la dynastie Qīng et correspond aujourd’hui à la préfecture autonome tibétaine et qiang de Rnga.ba et certaines parties de la préfecture autonome tibétaines de Dkar.mdzes au nord-ouest de la province du Sichuan.
Les langues rgyalronguiques ont non seulement un système d'expression spatiale très particulier, mais l'expression spatiale est également omniprésente dans ces langues et leur culture. Les chercheurs de terrain étudiant le pays rgyalrong sont facilement perdus s’ils ne maîtrisent pas cette façon d'exprimer l’espace.
Représentation linguistique de l’espace ancrée dans la topographie locale
La façon dont les langues rgyalronguiques expriment l'espace est différente des dialectes chinois et tibétains avec lesquels elles sont en contact. Le brag-bar, le dialecte que j’étudie, représente l'espace par des locutions telles que « vers la montagne/la rivière », « vers l’amont/l’aval », bien adaptées à la topographie locale des montagnes escarpées, des vallées profondes et des rivières à courant rapide. De tels paramètres, prenant référence dans des repères fixes de la topographie locale, appartiennent à un système particulier de deixis spatiale, appelé la « deixis topographique ». Cette manière d'exprimer l'espace est évidemment différente du français ou du chinois, où on s’appuie sur les concepts tels que « avant/arrière, droite/gauche » ou les points cardinaux selon les régions.
La façon d'exprimer l'espace dans les langues rgyalrong m'a joué nombre de tours au début de mon étude. Je me souviens d'une fois où mon informateur m'a expliqué l'expression de la position au mi-chemin dans la montagne. Lorsqu'il regardait la rivière sous la montagne, il a montré les côtés gauche et droit de son corps et a dit : « ŋə-wū, ŋə-nə̂ », mais quand il a continué à marcher le long du sentier dans la montagne (qui est parallèle à la rivière), il montre les côtés gauche et droit de son corps et dit « ŋə-ɕkhɐ̂r, ŋə-scâm ». À ce moment-là, j’étais totalement perdue: Où sont la gauche et la droite ? Pourquoi les côtés gauche et droit du corps changent-ils selon l'endroit où nous sommes ?
Après une période d'enquête, j'ai finalement compris que ces termes n'avaient rien à voir avec « la gauche » et « la droite », et la traduction exacte devrait être « mon côté tourné vers l’amont/l’aval, vers le haut/le bas de la pente ». Puisque ces quatre côtés ancrés dans la topographie ne changent pas, lorsque le corps humain tourne, les quatre côtés de son corps changent naturellement en conséquence.
La deixis topographique en interaction avec la grammaire et son implication diachronique
L'étude de la deixis topographique est cruciale pour les langues rgyalronguiques, car elle est non seulement une partie importante de la morphologie verbale, mais aussi la clé pour étudier la linguistique historique de ces langues.
Les langues rgyalronguiques constituent une branche conservatrice de la famille sino-tibétaine, connues pour leur phonologie complexe et leur morphologie verbale polysynthétique. Dans ces langues, la deixis topographique est codée par un ensemble de « préfixes directionnels » verbaux, et, plus étonnant encore, de manière obligatoire. Chaque verbe est associé à une orientation, exprimée par un préfixe directionnel polyfonctionnel, codant des informations spatiales transparentes ou conventionnelles et véhiculant des valeurs du temps-aspect-modalité-évidentialité. Par exemple, en brag-bar, le préfixe directionnel nə- dans la forme nə-thār-ŋ « je suis allé vers l’aval », exprime à la fois le perfectif et l’orientation « vers l’aval ». Cependant, avec le verbe jmə̂ « oublier », qui n’exprime pas de mouvement, la forme au perfectif nə-jmə̄-ŋ « j’ai oublié » est exprimée par la même structure, mais le préfixe directionnel nə- véhicule une orientation abstraite lexicalisée spécifique à ce verbe.
Le tangoute (xīxià 西夏) est un membre remarquable du groupe rgyalronguique. C’est une langue éteinte avec sa propre écriture logographique, autrefois parlée dans l'empire tangoute (1038-1227) dans le nord-ouest de la Chine actuelle, une zone géographiquement éloignée de la zone des langues actuelles. Les préfixes directionnels en tangoute sont utilisés dans la morphologie verbale d'une manière très similaire à ceux des langues rgyalronguiques modernes. La forme perfective dja2-sji2 « il est mort » en tangoute contient également le préfixe directionnel dja2- lexicalisé au verbe sji2 « mourir ». Cependant, il n'y a pas de preuves montrant que les préfixes directionnels tangoute codent clairement la deixis topographique. Ceci remet donc en question le statut diachronique de la deixis topographique en proto-rgyalronguique.
Bien que toutes les questions ne puissent pas être résolues dans une seule étude, ma thèse espère pouvoir servir de modèle pour les futures études diachroniques sur la deixis topographique en proto-rgyalronguique et plus généralement de contribuer à ce domaine dans une perspective générale.
Pour en savoir plus :
- Post, Mark W. 2019. Topographical deixis in Trans-Himalayan (Sino-Tibetan) languages. Transactional of the Philogical Society 117(2) : 234– 255.
Retrouvez les précédents volets de Raconte-moi ta thèse sur notre site.
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