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Entretien avec Gaëtan Bruel, diplômé d'histoire à l'EHESS et conseiller culturel à New York

Et après ?

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27/09/2018

Ancien élève de l’EHESS et de l’ENS, Gaëtan Bruel travaille aujourd’hui au cabinet du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, comme conseiller pour les Amériques et la diplomatie d’influence. Il a été auparavant lecteur de français à Columbia University (New York), puis conseiller du ministre de la Défense, en charge des discours, de la culture, de la mémoire et de la recherche. Juste avant de rejoindre le Quai d’Orsay, il travaillait au Centre des monuments nationaux comme administrateur du Panthéon et de l’Arc de triomphe.


Edit (09/08/2019) : Gaëtan Bruel a  été nommé conseiller culturel à New York.


Pourquoi avez-vous choisi l’EHESS ?

Je sortais de khâgne, j’avais passé trois ans à lire des historiens, et j’étais à la fois excité et fébrile à l’idée de faire mes premiers pas de l’autre côté du « miroir des livres ». Je me posais beaucoup de questions à ce sujet. Je me demandais notamment s’il était facile de passer du plaisir d’acquérir des savoirs à celui d’en produire. Pour moi, ça n’allait pas de soi. Ce que j’aimais le plus, chez les historiens que j’avais lus, c’était les grandes perspectives, les « chevauchées fantastiques » de la longue durée, mais je ne savais pas encore si j’aimerais la myopie de l’archive, clé de ces larges horizons, mais qui ne se laissent donc pas ouvrir si facilement… Mon souhait de rejoindre l’EHESS vient de tout cela : un lieu mythique pour la genèse des sciences sociales contemporaines, un lieu idéal pour me jeter à l’eau tout en faisant droit aux questions que je me posais. J’ai tout de suite perçu et aimé l’esprit de l’École : l’idée que les étudiants de M1 sont déjà des chercheurs, la culture de l’interdisciplinarité (et pas dans la version quelque peu expurgée que l’on retrouve le plus souvent ailleurs), le rituel du séminaire, l’ambition théorique, une forme de créativité intellectuelle…


En quoi vos études à l’EHESS ont influencé votre parcours professionnel et ses différentes étapes ?

Mes deux années de master m’ont passionné, par le sujet que j’avais choisi (les violences sonores de la Première Guerre mondiale), et le compagnonnage intellectuel que j’ai eu la chance d’avoir avec mon directeur de recherche, Stéphane Audoin-Rouzeau, et plusieurs figures de son séminaire, notamment Christophe Prochasson, aujourd’hui président de l’École. J’ai beaucoup appris de ces rencontres, et je dois en particulier à mon directeur de m’avoir fait comprendre qu’une pensée créative appelle une rigueur plus grande encore qu’une pensée plus simplement descriptive. Mais ces deux années m’ont aussi éclairé sur mes aspirations professionnelles, qui me portaient à une action plus concrète et « immergée ». Sur le moment, cette prise de conscience n’a pas été simple à gérer : elle avait toutes les apparences d’un échec. Dans une école où n’y a donc que des chercheurs, il n’est pas toujours simple d’affirmer que la recherche peut conduire à autre chose que la recherche. Dans mon cas, je dois dire que cette pression venait plus de moi-même que de mon entourage académique, qui a toujours été bienveillant. 

Avec le recul, en tout cas, il me semble clair que mes années à l’EHESS ont été le contraire d’un accident de parcours. Ce que j’y ai appris – par la recherche – avait évidemment un sens au-delà de la recherche. C’est d’ailleurs le principal enseignement que j’en retire : la recherche n’est pas une « sangsue » du monde social, qui lui prendrait sans rien lui donner en retour, au contraire elle le nourrit puissamment. Elle lui donne des clés de compréhension, et donc des leviers d’action, mais elle lui apporte aussi – et c’est peut-être moins valorisé – des acteurs qui, formés par la recherche, en conserveront une capacité d’analyse des enjeux auxquels ils seront confrontés quotidiennement qu’aucune autre école ne peut égaler. C’est le constat que je fais en ayant travaillé ces dernières années dans trois ministères différents [la Défense, la Culture, les Affaires étrangères], et côtoyé un certain nombre d’anciens élèves de Sciences-Po et de l’ENA. Ce sont des profils qui ont la réputation d’être d’excellents généralistes : c’est un fait qu’ils sont souvent excellents, mais il existe plusieurs manières d’être généralistes, dont ils n’ont pas le monopole… Au cours de leur scolarité, ces profils-là ont touché un peu à tout, mais ils ne se sont pas concentrés dans une discipline, ils n’ont pas investi un sujet au-delà du « mini-mémoire » – sauf ceux, précisément, qui ont fait un master recherche en parallèle. En regard, ce que les sciences sociales apportent, ce ne sont pas seulement des connaissances, c’est aussi cet investissement disciplinaire qui forge une puissante matrice d’analyse, une capacité à structurer un étonnement et à en tirer toutes les implications. Cette capacité a beaucoup de valeur. Elle n’est pas encore assez reconnue aujourd’hui mais je suis certain qu’elle le sera davantage à l’avenir. 


Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

Mon travail consiste à accompagner le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères dans son action relative à un double domaine : géographique, les Amériques (de l’Alaska à la Terre de feu ! mais on pourrait dire aussi de Trump à Maduro…), et thématique, la diplomatie d’influence (qui intègre notamment la diplomatie universitaire et scientifique). En ce moment, les États-Unis m’occupent évidemment beaucoup. Sur les enjeux d’influence, je travaille par exemple sur la projection à l’international du modèle français d’enseignement supérieur, c’est-à-dire concrètement sur les souhaits et besoins de nos partenaires étrangers, et bien sûr leur adéquation avec l’intérêt mais aussi les contraintes de nos établissements d’enseignement supérieur et de recherche. L’enjeu, en bref, ce n’est pas de faire éclore dix autres Sorbonne dans le désert, mais justement de tirer les enseignements des projets déjà lancés. Le plus important d’entre eux est qu’on ne peut rien faire de pérenne sans une adhésion pleine et entière des universités et des équipes concernées, ce qui suppose que la coopération universitaire et scientifique ait une logique propre, irréductible aux intérêts diplomatiques. C’est à cette condition qu’elle peut contribuer au renforcement de nos liens avec d’autres pays. C’est possible ! C’est par exemple le cas à Erevan, où l’université française en Arménie vient de fêter ses quinze ans, grâce à un engagement librement consenti et renouvelé de l’université Lyon-III.


Vous semble-t-il important de constituer un réseau international d’alumni actif ? Pourquoi et que pourriez-vous en attendre ?

Cela me semble crucial. La réalité de l’EHESS, c’est le séminaire. À de rares moments près, vous pouvez passer deux ans sans croiser la plupart des étudiants entrés la même année que vous. Cette logique de silo a des vertus évidentes : comme les « ateliers » aux Beaux-Arts, vous progressez dans la fréquentation assidue de vos aînés (même d’un an ou deux), assemblés autour du « maître d’atelier » qu’est le directeur de recherche. La difficulté est simplement que la somme des séminaires ne suffit pas à faire une identité collective, la dispersion géographique de l’École à ce stade étant un facteur aggravant. Il y a bien sûr une fierté d’y être ou d’y avoir été, mais faute de lieux et de moments pour se retrouver au-delà des séminaires, cette fierté reste globalement individuelle. 

À quoi ce sentiment collectif d’appartenance servirait-il ? Je vois au moins deux finalités. D’abord, à défendre l’EHESS dans un paysage qui évolue à grande vitesse, à promouvoir son modèle de formation, à accompagner ses évolutions lorsque cela semble nécessaire. J’ai suivi avec beaucoup d’intérêt les débats sur l’entrée de l’École au sein de PSL : j’ai trouvé qu’ils étaient révélateurs du fait que l’EHESS est un établissement qui connaît sa valeur mais ignore sa force – force du nombre, force aussi d’un modèle de formation par la recherche. Par ailleurs, je crois que la structuration d’une communauté d’anciens de l’EHESS serait au bénéfice des étudiants eux-mêmes, qui pourraient être mieux accompagnés dans leur projet professionnel, notamment pour ceux qui décident de quitter la recherche. Il faut redire que faire le choix de l’EHESS, ce n’est pas prendre un risque, c’est au contraire une voie pertinente, quel que soit ce que l’on veut faire ensuite. Un réseau des alumni peut contribuer à porter ce message, en l’illustrant par de nombreux exemples.


Seriez-vous intéressé à y contribuer et comment ?

Bien sûr ! À l’invitation de l’association des étudiants de l’École, j’ai déjà participé à l’une des rencontres qu’ils organisent. Je le referai volontiers. J’accompagne par ailleurs Pierre-Cyrille Hautcoeur dans son projet de redynamiser l’association des alumni. J’essaie enfin de reprendre contact avec les étudiants/doctorants que j’ai fréquentés à l’École : à ce stade, je constate qu’il n’y a pas de parcours linéaire, mais que tous ont du sens et que chacun fait vivre dans son domaine – que ce soit l’enseignement, la recherche, l’action publique, l’engagement associatif ou le secteur privé – l’esprit de l’EHESS. Bravo enfin d’avoir pris l’initiative de cette lettre, c’est une belle façon de consolider ce que nous avons en commun !

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