Raconte-moi ta thèse #4 | Les usages sociaux du Louvre, fin XVIIIe – début XIXe siècle par Paul Carbonnier
Paul Carbonnier est Doctorant au Centre de Recherches sur les Arts et le Langage (CRAL), sous la direction du philosophe Jean-Marie Schaeffer et de l’historien Georges Vigarello. Il cherche à comprendre dans une perspective historique et philosophique l’expérience esthétique au musée, par l’étude des usages sociaux du Louvre, de la Révolution française à la seconde Restauration.
J’ai commencé ma thèse sur un étonnement sur ce qu’est le musée. Ce lieu m’étonne car il s’agit d’un espace de promenade garanti par un cadrage institutionnel. Cet espace contraignant ouvre sur une expérience esthétique, une des activités attentionnelles les plus libres et plaisantes que l’être humain puisse vivre. On peut difficilement désigner à l’espace muséal une utilité immédiate, dont on pourrait calculer le gain économique ou social immédiat, et, pourtant, celui-ci occupe une place centrale dans la cité. L’exemple du Louvre est quasiment archétypal. Au sein d’un État aussi historiquement centralisé que la France, il est le palais central de la capitale de cet État. Et il s’agit d’un musée ! De cet étonnement initial provient un certain nombre de questions. Comment cela fut-il possible ? Que cela révèle-t-il de notre société ? Y a-t-il une expérience typiquement muséale ? Ces interrogations m’ont amené à chercher l’approche théorique qui correspondait le mieux à mon sujet.
Une « expérience muséale » historique et sociale
J’ai découvert que ce sujet correspondait aux questionnements de l’esthétique philosophique ancrés dans une démarche empirique. Le sujet pose donc des questions philosophiques abstraites et générales qu’il s’agit de croiser avec la méthodologie d’une autre science sociale. C’est ainsi que l’histoire comme discipline m’est progressivement apparue pertinente et fructueuse. La question du temps, fort présente au musée, dans sa tentative de le saisir, fait le pont entre philosophie et histoire, qui depuis toujours lui accordent une profonde préoccupation. Si l’on considère l’expérience muséale comme située socialement, on en vient à penser sa temporalité comme multiple, l’expérience muséale pouvant potentiellement retentir sur les autres expériences de la vie commune, et être affectée par ces autres expériences. Par ailleurs, la question du devenir se complexifie par la question de l’historicité. L’expérience muséale serait ainsi structurée historiquement.
Une des plus anciennes lettres de la correspondance du musée du Louvre mentionnant les publics à la Révolution française, 2 pluviôse an IV (22 janvier 1796).
Source : Archives nationales (France), Pierrefitte-sur-Seine, Archives des musées nationaux, Direction des musées de France, Série AA, Registre *AA1, Muséum Central des Arts, Correspondance I, Lettre 195e.
Crédit photo : Wahid Mendil
Le Louvre comme terrain d’enquête historique
De ce point de vue, le choix du Louvre, comme lieu d’enquête historique, a répondu à la volonté, après la consultation de textes d’écrivains et d’auteurs sur le Louvre, d’ouvrir l’analyse à un corps social plus large. Pour ce faire, je me suis décidé à consulter les divers courriers archivés dans les séries de correspondances du Louvre depuis son ouverture en tant que musée en 1793. Dans un premier temps, j’ai choisi comme séries d’archives la correspondance de la direction générale, celles des départements de conservation, des Salons, avec les artistes, avec les copistes, de l’atelier de chalcographie, du laboratoire de recherche, de l’atelier de restauration, de la sécurité. Le critère premier de sélection des lettres résidait dans la mention des publics. Les autres critères correspondaient aux informations sur le contexte, comme les mouvements d’œuvres, les rapports aux autres institutions, les expériences vécues des artistes, des conservateurs, des gardiens et autres acteurs, les changements politiques, tout ce qui relève des conditions et des contextes de visites. Je visais l’étude d’un réseau d’informations tissant une trame sociale dans laquelle s’inscrit l’expérience du musée.
Hubert Robert (1733-1808), Projet pour éclairer le Musée par la voûte, et pour la diviser sans ôter la vue de la prolongation du local, dit aussi Projet pour la Transformation de la Grande Galerie (1796), Huile sur toile, H : 1,15 m, L : 1,45 m, Musée du Louvre, Département des Peintures.
face, recto, avers, avant ; vue d'ensemble ; vue sans cadre ; Crédit photo : © 2007 RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Jean-Gilles Berizzi ; Permalien : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010065360
Cette vue imaginaire de la Grande Galerie avec éclairage zénithal, montre que les représentations projetées sur le musée sous le Directoire s’expriment par une diversité d’usages : artistes se formant sur place et visiteurs se promenant en vue d’une délectation esthétique et d’une connaissance de l’art se côtoient.
Plan des salles du musée du Louvre en 1812, premier étage, in Geneviève Bresc-Bautier, Guillaume Fonkenell, Yannick Lintz, Françoise Mardrus (dir.), Histoire du Louvre (2016), vol. 1, p.751.
Ce plan des salles du 1er étage du Louvre de Napoléon Ier en 1812, qui se situe chronologiquement à mi-chemin de notre corpus, offre une représentation spatiale cohérente : à gauche (en blanc), on voit le palais des Tuileries où se trouve le pouvoir politique ; au centre (en rouge), la Grande Galerie accueille le musée des peintures (les Antiques sont au rez-de-chaussée) ; et à droite (en rouge), la pièce au bout de la Grande Galerie, le Salon carré reçoit le Salon des artistes vivants, à l’origine de la dénomination « Salon ».
François-Joseph Heim (1787-1865), Charles X distribuant des récompenses aux artistes exposants du salon de 1824 au Louvre, le 15 janvier 1825 (1827), Huile sur toile, H : 1,73 m, L : 2,56 m, Musée du Louvre, Département des Peintures.
face, recto, avers, avant ; vue d'ensemble ; vue sans cadre ; Crédit photo : © 2015 RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Philippe Fuzeau ; Permalien : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010065951
Le Salon pendant la Restauration tient un rôle important, qui se traduit notamment par l’essor du romantisme français en peinture. La présence du monarque récompensant les artistes vivants est une bonne illustration de la vocation d’un espace multifonctionnel tel que le Louvre de cette période.
Spécifier l’enquête sur les usages sociaux du Louvre, fin XVIIIe – début XIXe siècle
J’ai commencé par consulter spécifiquement la série d’archives de la correspondance de la direction du musée. J’ai vu à quel point la manière de nommer les publics change. L’activité des acteurs évolue, que ce soit celle des artistes, des publics, des administrateurs, des ouvriers ou des gardiens. Mais ce travail gigantesque, avec l’ambition d’aller jusqu’au milieu du XXe siècle, était aussi trop restrictif, son ampleur m’empêchant de le croiser avec d’autres fonds d’archives. J’ai pensé retenir une nouvelle périodicité qui va de la Révolution française aux années 1830, voire 1848. Le Louvre regroupe alors le musée dans la Grande Galerie, le Salon des artistes vivants dans le Salon carré, et le pouvoir politique aux Tuileries. Cette cohérence est située dans le temps, car le Salon déménage hors du Louvre en 1848, le palais des Tuileries est incendié en 1871. L’analyse des interactions de ces différentes fonctions au sein d’un même lieu public et institutionnel ouvre la réflexion sur la modernité, la subjectivité, le rapport à l’État-Nation, son administration, la figure de l’artiste, la sensibilité, et notamment la sensibilité esthétique. Je vais maintenant élargir mes sources aux archives privées, aux autres sources administratives, aux autres fonds de personnalités importantes pour le Louvre, à la presse écrite, à la littérature. De nouveaux pôles d’analyse apparaissent aux côtés de l’histoire politique et institutionnelle, comme l’histoire des idées et celle du goût. Le questionnement de la thèse se précise, pour se centrer sur les usages sociaux du musée, dans leur variété et leur complexité. Un sujet passionnant, qui progresse par ses réajustements, et qui permet d’apprécier avec plus de finesse le plaisir de se retrouver à chaque fois au Louvre.
Pour en savoir plus :
Geneviève Bresc-Bautier, Guillaume Fonkenell, Yannick Lintz, Françoise Mardrus (dir.), Histoire du Louvre (Paris, Musée du Louvre, Fayard, 2016), 3 vol.
Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (dir.), Histoire des émotions (Paris, Éditions du Seuil, « L’Univers historique », t. 1 et t. 2 : 2016, t. 3 : 2017)
François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps (Paris, Éditions du Seuil, 2003, « Points Histoire », 2012)
Krzysztof Pomian, Le Musée, une histoire mondiale, t. II, L’ancrage européen, 1789-1850 (Paris, Gallimard, « Bibliothèque illustrée des histoires », 2021)
Jean-Marie Schaeffer, L’Expérience esthétique (Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2015)
Crédit photo de couverture : Wahid Mendil
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