Raconte-moi ta thèse #11 | L’album photographique de famille. Appréhension d’un nouveau langage : émergence d’un nouveau sujet ? par Doriane Molay
Diplômée de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris, Doriane Molay est actuellement doctorante contractuelle au sein du Centre d'études sociologiques et politiques Raymond Aron - CESPRA (EHESS/CNRS), sous la direction de Barbara Carnevali.
Sa thèse porte sur les albums photographiques dits « de famille » de 1880 à 1980.
L’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris m’a permis d’amorcer mon parcours de recherche. J’ai pu y développer une pratique photographique arrimée au corps à travers à la fois le champ médico-légal et la mise en scène de soi. Il s’agissait notamment de questionner le rapport du sujet à l’espace – espace, caractère princeps du médium qui le cadre, le circonscrit et le reconstruit. J’ai alors manipulé diverses techniques, entre autres analogiques, et pleinement appréhendé l’objet photographique à chacun de ses stades de production. Dans un même temps, Patrick Tosani, qui a suivi mes recherches pendant cinq années au sein de son Atelier, a été le premier à m’enseigner la patience et la précision nécessaires à l’analyse de l’image-représentation et de l’image-objet, la nécessité de remettre constamment en question les fondamentaux : une photographie n’est jamais seulement ce qu’elle présente au regard et deux tirages d’une même image révéleront deux visions diamétralement opposées de ce qui est à regarder. Son approche, caractérisée par la rigueur scientifique d’une formation d’architecte, a été fondatrice.
Ce terreau m’a donc naturellement conduite aux sciences humaines et sociales : il me fallait comprendre, davantage encore qu’en m’adonnant à la photographie, la place que prenait ce médium dans l’appréhension et la construction du sujet en tant que sujet et en tant que corps dans la vie de tous les jours. J’ai ainsi entrepris d’étudier l’album photographique « de famille » qui s’est imposé dans de nombreux foyers du XXe siècle, et s’est instituée comme le prérequis de nos pratiques numériques. Le récit m’y semblait exacerbé puisque fruit d’images montées dans un recueil home made ou industrialisé, accompagnées de textes et parfois de collages. Malgré la place occupée par l’album et en dépit de son incroyable complexité, j’ai découvert un objet peu exploré, principalement sous l’influence d’une lecture lissant son hétérogénéité et limitant son approche globale. Aussi, mes premières questions furent relativement simples : les albums photographiques étaient-ils réellement homogènes et stéréotypés comme la littérature scientifique le laissait entendre, cherchant à empreinter les contours d’une famille préalablement structurée ? Ne se voulaient-ils vraiment que la cristallisation formelle de normes sociales préexistantes à l’image et consolidées par cette même image ? Étaient-ils, tous, la retranscription d’une mémoire familiale ne saisissant que les évènements réunificateurs de ménages aisés ? Les corps y étaient-ils seulement rigidifiés par des poses manifestes d’un certain prestige social ? L’histoire dépeinte y était-elle donc toujours solennelle et, ipso facto, comment l’amateur pouvait-il proposer une photographie protocolaire et morne face aux retranscriptions artistiques de l’intime si complexes ? La différentiation entre pratique photographique amateur et artistique ne m’apparaissait pas devoir être si évidente, composition et façonnage étant au cœur de l’une comme de l’autre. La ligne directrice de ce travail de recherche a donc reposé sur la nécessité de relire l’idée, réductrice, d’une représentation vernaculaire purement mimétique. Supplétivement à la normativité conférée à l’album comme représentation de l’idéal familial, l’objet s’est pensé mimétique, le ça-a-été en gage de son effectivité, faisant ainsi de cette pratique l’élaboration d’une forme mémorielle produite à dessein de construire un héritage familial cristallisateur de conventions socio-culturelles à itérer.
Je me suis alors confrontée à l’archive et j’ai examiné en profondeur les fonds photographiques du musée Nicéphore Niépce de la ville de Chalon-sur-Saône (Bourgogne, France). Le musée Niépce, doté d’une collection exceptionnellement riche, possède un nombre significatif d’albums qui n’ont encore jamais été étudiés, des recueils papiers de 1840 aux clefs USB de 2010. Ce vaste arc temporel (conservé dans le cadre de mon étude) s’est avéré la condition de l’émergence eo ipso des caractéristiques inhérentes à la pratique de l’album photographique. C’est en observant plusieurs décennies d’histoire des représentations qu’il devient possible de mesurer, par exemple, l’ajustement de la forme sensible aux formes juridiques des relations familiales ou, au contraire, la plus libre expressivité de la forme esthétique encouragée d’une rapide et importante évolution technique de l’outil photographique. Ainsi, traversant un ensemble de mille objets, la période considérée au sein de ma thèse, de 1880 à 1980, commence avec la lente introduction de l’appareil photographique dans les foyers et s’achève avec l’arrivée progressive d’un nouveau mode de saisie, le numérique.
© Musée Nicéphore Niépce de la Ville de Chalon-sur-Saône, Album 2011.135.8
Ces consultations ont révélé la grande prolixité des formes constituées par les amateurs. Les albums photographiques produits au XXe siècle pèsent parfois quelques grammes, parfois plusieurs kilogrammes ; ils peuvent tenir dans une paume de main comme nécessiter le support d’une large table ; certains sont dotés de couvertures en bois sculpté, d’autres feuillets ne sont regroupés que par une cordelette. Si les objets albums sont ainsi hétérogènes, les photographies qu’ils contiennent prennent autant d’apparences différentes. Ma première conclusion fut donc l’immense diversité esthétique de ces albums habituellement considérés comme dénués de toute esthétique. Dans Un art moyen, Essai sur les usages sociaux de la photographie dirigé par Pierre Bourdieu, ouvrage fondateur pour les études sur la photographie amateur et leur appréhension sociologique, et dans les travaux qui l’ont suivi, l’esthétique n’a que peu été envisagée lors même qu’elle forme le socle de toute activité humaine, comme le rappelle Marcel Mauss dans son Manuel d’ethnographie : l’album photographique s’est entendu comme renfort au capital symbolique constitutif de l’élaboration de la vérité collective de la famille. Or, une deuxième constatation fondamentale s’est manifestée lors de mes semaines de consultation : la famille nucléaire est loin d’être l’unique représentation des albums et, plus encore, nombre d’entre eux se construisent à partir d’un cercle élu plus que d’un groupe imposé.
© Musée Nicéphore Niépce de la Ville de Chalon-sur-Saône, Album 2013.40.1.14
En examinant les apparences sensibles fixées dans ces objets et en analysant ces derniers per se, il s’agira donc d’abord, par cette thèse et à l’aide d’une approche transdisciplinaire, de comprendre la médiatisation de l’émergence d’un groupe qu’il faudra définir, et de saisir, au prisme de la pratique amateur, les enjeux des débats portant sur les pouvoirs de l’image. De facto, l’ambition de cette recherche est de réévaluer un objet qui a activement participé à l’élaboration du quotidien de milliers d’individus mais dont les contours ont été à ce jour insuffisamment pensés. Tels seront ainsi nos problèmes principaux : en tant que forme esthétique, l’album photographique a-t-il joué un rôle dans la constitution de la subjectivité du sujet, dans la formation de sa « famille » ? Quel a été son modus operandi et a-t-il pu jouir d’un quelconque pouvoir sur le réel ?
© Musée Nicéphore Niépce de la Ville de Chalon-sur-Saône, Album 2005.208.21
Commentaires0
Vous n'avez pas les droits pour lire ou ajouter un commentaire.
Articles suggérés