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10e Prix d'Histoire du XIXe siècle décerné à Salomé Ketabi

Prix et récompenses

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12/07/2022

Salomé Ketabi, a reçu en mai 2022 le 10e Prix d'Histoire du XIXe siècle pour son mémoire intitulé "La fabrique de savoirs naturalistes sur le terrain sud-américain à l’heure des nouvelles républiques. L’expédition d’Alcide d’Orbigny : acteurs, lieux et pratiques (1825-1834)", sous la direction  de Clément Thibaud (EHESS). Elle a réalisé son mémoire dans le cadre de son Master en Histoire à l'EHESS, parcours "Histoire du monde, histoire des mondes".


Comment résumeriez-vous votre mémoire en quelques lignes ?

Mon mémoire est une recherche d’histoire sociale, matérielle et politique des sciences et des savoirs. J’y propose de réenvisager l’expédition d’histoire naturelle conduite par Alcide d’Orbigny en Amérique du Sud, principalement au Brésil, dans les provinces du Rio de la Plata et dans la jeune république de Bolivie, entre 1826 et 1834. Abandonnant la focale habituelle sur la trajectoire héroïsée du grand homme de sciences « fondateur de l’américanisme scientifique », mon mémoire opère un déplacement vers la reconstitution de l’arrière-monde de son expédition et vers une analyse de la construction de ses savoirs naturalistes en terrain sud-américain. Qui sont les intermédiaires et les petites mains qui aident le voyageur et rendent possible sa mission ? Comment leurs savoirs et savoir-faire sont-ils négociés et quel crédit scientifique leur accorde-t-on ? Quelles sont les modalités matérielles de la collecte naturaliste et du transport des spécimens ? Comment les contingences et acteurs du terrain contribuent-ils à redéfinir l’itinéraire du voyage, et partant, les savoirs construits sur cette « Amérique méridionale » inventée ? Voilà autant de questions auxquelles cette recherche a tenté de répondre, toujours en resituant les savoirs « en train de se faire » dans un emboîtement d’échelles et de contextes locaux et globaux, mais aussi dans un moment de mutations épistémologiques et dans les enjeux politiques, économiques et diplomatiques d’une situation postcoloniale non dénuée de relents impérialistes.

 

Pourquoi avoir choisi ce sujet de mémoire ?

Au moment de choisir un sujet de recherche de master, j’étais très intéressée par la pratique de l’interdisciplinarité dans les sciences sociales, par l’histoire atlantique et par la question raciale, sans toutefois avoir de projet bien défini. Lorsque j’ai rencontré mon directeur de recherches, Clément Thibaud, il m’a proposé de travailler sur les savoirs d’Alcide d’Orbigny, un voyageur-naturaliste héritier de Humboldt et contemporain de Darwin, que je découvrais alors. Le point de départ de la recherche envisagée consistait à se pencher sur l’anthropologie de ce voyageur français, qui publie en 1839 la première entreprise de classification systématique des « races » autochtones d’Amérique du Sud. 

C’est finalement la rencontre avec un document d’archives lors de ma première visite à la Bibliothèque centrale du Muséum national d’histoire naturelle en septembre 2019, qui a été à l’origine d’une transformation progressive du sujet. Parmi les papiers de voyage d’Alcide d’Orbigny, je suis tombée sur ses magnifiques carnets de notes et de dessins zoologiques, qui donnaient à voir les savoirs en train de se faire sur le terrain. Ce qui m’a plus particulièrement intéressée dans ces documents était qu’ils rendaient compte de la collecte et de l’enregistrement, auprès des guides et habitants, de savoirs locaux relatifs aux différentes espèces animales décrites. Mes interrogations quant aux manières possibles d’exploiter cette source m’ont conduite à réorienter mon travail autour de la fabrique des savoirs naturalistes en situation d’exploration. En inscrivant mon approche dans la continuité des renouvellements historiographiques qu’a connu l’histoire des voyages scientifiques ces vingt dernières années, j’ai voulu proposer une anthropologie historique de l’expédition d’Alcide d’Orbigny qui soit attentive aux multiples interactions sociales et aux pratiques situées à partir desquelles se construisaient des savoirs scientifiques européens aspirant à l’universalité. 

L’historicisation du geste de la collecte naturaliste dans le moment politique des indépendances ibéro-américaines – son articulation avec la question de la colonisation interne comme avec celle du développement du libre-commerce et du déploiement d’un impérialisme « informel » français dans la région – est venue s’ajouter dans un second temps.

 

Figure 1. Planche d’oiseaux de proie (Bibliothèque centrale du Muséum national d’histoire naturelle, Ms 2092, Manuscrits d’Alcide d’Orbigny, Notes zoologiques sur son voyage en Amérique du Sud, entre 1826 et 1833, Planches, dessins à la plume et aquarelles représentant des mammifères et oiseaux, planche n°10)

 

Comment avez-vous effectué vos recherches ?

Mon sujet de recherche porte sur les « dessous » de l’exploration et sur celles et ceux que la figure d’Alcide d’Orbigny dissimule, qu’ils soient « Indiens », Créoles, Gauchos ou immigrés européens, villageois, citadins, missionnaires, administrateurs de pueblos ou gouverneurs de provinces. Pour retrouver la trace de tous ces acteurs, j’ai été confrontée aux difficultés liées à la dissymétrie des sources, que tous les historiens et historiennes connaissent dès lors qu’il est question de tendre vers l’écriture d’une histoire « à parts égales » sur des terrains coloniaux ou postcoloniaux. Pour construire ma méthode d’enquête, je me suis donc inspirée des réflexions portées par les Postcolonial Studies et appliquée à l’histoire sociale et culturelle des voyages d’exploration. J’ai lu le récit de voyage d’Alcide d’Orbigny « à contrefil » pour y chercher des indices sur les pratiques de terrain, y retrouver des moments de contacts avec les acteurs locaux, reconstituer le réseau du voyageur et ses différentes dépendances, linguistiques, logistiques et politiques. 

La dissymétrie des sources, que j’envisageais d’abord comme un obstacle pour conduire ma recherche, est devenue pleinement partie prenante de l’analyse, me permettant ainsi d’expliquer les stratégies sociales et scientifiques qui pouvaient pousser le jeune voyageur français à mettre en avant certaines collaborations et à en effacer d’autres dans ses écrits. 

Pour éclairer les nombreux silences de ce récit de voyage, il m’a fallu le croiser avec plusieurs autres sources de natures très différentes, afin de multiplier les points de vue sur mon objet, sans toutefois pouvoir prétendre à l’omniscience. J’ai mobilisé des documents de la pratique relatifs à la logistique du voyage et à la conduite des affaires du Muséum qui l’a organisé, les correspondances du voyageur et de ses tutelles, les rapports scientifiques et financiers sur la mission, ou encore les manuels et instructions avec lesquels Alcide d’Orbigny a voyagé. 

Les notes zoologiques, que j’évoquais plus tôt, m’ont également conduite à explorer la question de la matérialité des savoirs et de leur inscription sur le terrain, dont je me suis vite aperçue qu’elle était centrale pour les sciences naturelles d’alors. L’entreprise d’inventaire de la nature était en effet étroitement corrélée à une collecte systématique de spécimens envoyés au Muséum, qui y sont toujours conservés aujourd’hui pour nombre d’entre eux, et que j’ai donc pu consulter pour essayer de les mobiliser comme sources historiques.

 

Figure 2. Spécimen de scarabée collecté à Caá Catí (Corrientes) probablement par des villageois indiens, et rapporté par la mission d’Alcide d'Orbigny au Muséum. Gymnetis flavomarginata (scarabée), MNHN, Paris, Collection : Insectes et Coléoptères (EC), Spécimen MNHN-EC-4454, URL : http://coldb.mnhn.fr/catalognumber/mnhn/ec/ec4454. Photo : Antoine Mantilleri, 2014.

 

Quelle suite donner à votre mémoire ?

Dans mon mémoire, j’ai cherché à monter en généralité à partir de l’analyse du « cas » de l’expédition d’Alcide d’Orbigny. Pour la suite, j’aimerais procéder différemment, par la comparaison et la mise en série de plusieurs voyages, afin de mieux saisir les contours, les continuités et transformations des pratiques savantes des voyageurs sur un espace et un moment donnés. En l’occurrence, j’aimerais élargir mes recherches aux savoirs et collectes des voyageurs français circulant entre les Caraïbes et l’Amérique hispanique, entre la fin du XVIIIe et le milieu du XIXe siècle. Cela me permettra d’approfondir la question des articulations complexes entre savoirs naturalistes et politiques dans cet âge de rupture impériale qu’est l’âge des révolutions atlantiques. Dans ce contexte, la grille de lecture d’une appropriation unilatérale de savoirs par les puissances européennes ne tient plus. Les voyageurs mettent souvent leur expertise au service des nouveaux gouvernements indépendants, tout en continuant à collecter pour les institutions européennes. C’est cette production multipolaire et ces circulations multiples de savoirs naturalistes dans un moment de bouleversements sociopolitiques et épistémologiques que je souhaiterais explorer plus en détails dans un travail de thèse.

 

Racontez-moi votre parcours

Après un bac scientifique, j’ai commencé mon parcours dans le supérieur par une classe préparatoire littéraire où j’ai pu (re)découvrir la discipline historique dans ses débats, dans ses contradictions et sa complexité qui font sa richesse. En parallèle, je m’intéressais à d’autres sciences humaines et sociales qui n’étaient pas ou peu enseignées dans mon cursus, comme l’archéologie à travers différentes expériences de fouilles, ou l’anthropologie sociale à laquelle m’ont introduite les travaux de Philippe Descola et de Pierre Clastres. Le choix de l’EHESS pour effectuer mon master s’est donc imposé très naturellement. Ces deux années dans le Master Histoire parcours « Histoire du monde, histoire des mondes » ont été pour moi l’occasion de recevoir une riche formation pluridisciplinaire, de brasser très large dans mes lectures et de me passionner pour l’histoire des sciences et des savoirs ainsi que pour la recherche. 

Depuis que j’ai soutenu mon mémoire en octobre 2021, j’ai aussi découvert les plaisirs et les défis de l’enseignement, en m’inscrivant comme professeure remplaçante d’histoire-géographie dans le secondaire auprès du rectorat de Paris. Je me lance désormais dans la préparation de l’agrégation d’histoire à la rentrée prochaine. 



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