Entretien avec Elsa Favier, prix de thèse Sciences sociales 2021 à l'université PSL
Elsa Favier, lauréate du prix de thèse PSL 2021.
Doctorante à l'EHESS, elle a reçu le prix Sciences Sociales pour sa thèse : "Enarques et femmes. Le genre dans la haute fonction publique".
Thèse soutenue en novembre 2020 sous la direction de Laure Bereni - Paris, EHESS.
Nous lui avons posé cinq questions :
- Comment résumeriez-vous votre thèse en quelques lignes ?
Ma thèse porte sur les femmes passées par l’ENA depuis sa création en 1945. En m’intéressant aux femmes qui ont fréquenté les bancs de cette grande école (qui constitue la voie royale pour accéder à la haute fonction publique), j’ai cherché à éclairer un bouleversement majeur de ces dernières décennies : la féminisation des élites administratives. Comment est-il devenu possible que des femmes accèdent à des positions de pouvoir longtemps monopolisées par des hommes ? Qui sont celles qui peuvent prétendre à ces positions ? Comment s’approprient-elles des rôles professionnels historiquement construits comme masculins ? À quelles conditions peuvent-elles les tenir ? Voilà les questions que j’aborde dans ma thèse.
- Pourquoi avoir choisi ce sujet de thèse ?
Travailler sur des femmes des classes supérieures n’allait pas de soi ! Pour moi, ce n’était pas vraiment faire de la sociologie, en tout cas, pas celle à laquelle j’avais été formée. À l’origine de ma thèse, il y a en fait eu une opportunité d’enquête. Au début des années 2010, une femme de ma famille, sortie de l’ENA quinze ans plus tôt, a rencontré des obstacles dans sa carrière. Ces difficultés l’ont conduite à se rapprocher d’un collectif de hautes fonctionnaires mobilisées pour l’accès des femmes aux postes à responsabilités – une quinzaine de ces « réseaux féminins » ont essaimé à partir du milieu des années 2000. Elle m’a alors demandé si je connaissais un·e sociologue susceptible de travailler sur les parcours des femmes énarques. Un an plus tard, j’obtenais une allocation doctorale de l’École normale supérieure, où j’étais élève, pour commencer une thèse sur ce sujet. Les prémisses de ma thèse donnent à voir deux éléments qui ont été déterminants. D’une part, je suis proche du milieu sur lequel j’ai enquêté. D’autre part, j’ai entrepris cette thèse dans un contexte où les inégalités de genre dans la haute fonction publique faisaient l’objet d’une attention grandissante.
- Comment avez-vous effectué vos recherches ?
J’ai mené une enquête combinant plusieurs méthodes. J’ai réalisé des entretiens avec des femmes énarques de différentes générations et des membres de leur famille. J’ai aussi observé le travail de haut·es fonctionnaires, en me faisant embaucher comme stagiaire dans une préfecture. Enfin, je me suis lancée dans la construction d’une base de données sur les trajectoires de 2000 femmes et hommes sortis de l’ENA depuis les années 1970. Je l’ai constituée à partir de fiches de renseignements sur les élèves auxquelles l’ENA m’a donné accès. Cette base de données permet de comparer les femmes et les hommes, mais aussi les femmes entre elles.
- Quelle suite donner à votre thèse ?
Pour vous répondre, il faut d’abord que je vous raconte un peu ce qu’il y a dans ma thèse. En faisant des statistiques sur l’origine sociale des énarques, j’ai constaté que les femmes sont bien plus souvent issues des classes supérieures que les hommes. Donc l’ascension de classe via l’ENA est un privilège masculin. Ce constat frappant m’a conduite à me poser deux questions. Premièrement, pourquoi les hommes parviennent-ils plus facilement à réaliser ces trajectoires d’ascension ? Deuxièmement, doit-on conclure que les femmes qui entrent à l’ENA sont immobiles socialement ? À l’aune des catégories qu’utilisent d’habitude les sociologues pour étudier la mobilité sociale, elles le sont. Mais le hic, c’est que ça ne colle pas avec ce que ces femmes m’ont raconté. À mon sens, leur entrée à l’ENA s’inscrit dans des parcours de mobilité.
Pour vous le montrer, je vais partir d’un cas concret. Prenons une professeure agrégée dont le père est haut fonctionnaire et la mère est travailleuse au foyer. Après plusieurs années dans l’enseignement secondaire, elle passe et réussit le concours de l’ENA. Cette femme exerçait un métier du haut de l’échelle sociale avant d’entrer à l’ENA, c’est toujours le cas ensuite. Elle ne change pas de catégorie socioprofessionnelle. Donc on pourrait en conclure qu’elle ne connaît pas de mobilité professionnelle. Sauf que professeure agrégée est une profession certes supérieure, mais féminisée. Or, en devenant haute fonctionnaire, cette femme accède à un univers où les hommes sont majoritaires et où les qualités et les compétences attendues sont associées au masculin. Elle connaît donc une mobilité professionnelle, mais du point de vue du genre. Ce que je ne vous ai pas encore dit à propos de cette femme, c’est qu’elle est mariée à un ingénieur. En devenant énarque, elle devient l’égale voire la supérieure de son conjoint en termes de position professionnelle, ce qui est hors-norme. Ça aussi, c’est une forme de mobilité. Maintenant, comparons cette femme à ses parents. Pour des sociologues de la mobilité sociale, cette femme reproduit la position de classe de son père, lui-même haut fonctionnaire. Donc elle n’a pas bougé. Sauf que du point de vue du genre, elle occupe une position très différente de sa mère.
Bref, si on se détache d’une vision androcentrée de la mobilité sociale, si on change de référentiel en tenant compte du fait que l’espace social n’est pas seulement structuré par des rapports de classe, mais aussi par des rapports de genre, cette femme est mobile. Pour donner à voir ces déplacements sociaux-là, j’ai forgé une notion, celle de mobilité de genre. Au-delà du cas des femmes énarques, c’est sur cette question de la mobilité de genre que j’aimerais travailler dans les prochaines années.
- Racontez-moi votre parcours
Après un bac scientifique et une classe préparatoire B/L, lettres et sciences sociales, à Marseille, j’ai été reçue à l’École normale supérieure de Paris. J’y ai suivi un cursus de sociologie, d’abord à l’Université Paris Descartes, puis au sein du master qui s’appelle aujourd’hui « Pratiques de l’interdisciplinarité en sciences sociales », co-accrédité par l’EHESS et l’ENS. À l’époque, je ne m’intéressais ni au genre, ni aux classes supérieures. Je n’ai que très peu entendu parler des études sur le genre en classe préparatoire. Au sein des masters que j’ai choisis, j’ai reçu une très bonne formation pluridisciplinaire en sciences sociales. En revanche, ce n’était pas des lieux où l’on se sentait encouragée à déployer une perspective de sociologie du genre, surtout en travaillant sur le haut de l’espace social. J’ai travaillé en master sur un collège d’un quartier populaire de Marseille en rénovation urbaine puis sur la réception d’un spectacle de Gérard Noiriel visant à diffuser hors du monde académique les analyses des sciences sociales sur les stéréotypes racistes. Bref, sans la demande de l’une de mes proches, je n’aurais sans doute pas fait cette thèse. Et je n’aurais peut-être pas eu la joie de découvrir les études sur le genre !
Depuis le début de ma thèse, j’ai toujours enseigné. J’ai été monitrice à l’Université Paris Descartes, ATER à l’Université Paris Descartes et à Sciences Po Toulouse, puis vacataire à Sciences Po Paris, à l’École centrale de Casablanca et à l’Université de Paris.
En parallèle, j’ai fait beaucoup de musique. Je me suis formée à la chanson à la Manufacture Chanson, au jazz dans des conservatoires et à l’improvisation libre dans des églises. Je fais partie de plusieurs groupes aujourd’hui.
crédit photo : Juliette Paulet
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