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Raconte-moi ta thèse #3 I Embarquer avec les clowns à l’hôpital. Sociologie d’un drôle de travail entre art et service par Claire Bodelet

Raconte-moi ta thèse

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19/10/2021

Claire Bodelet est actuellement sociologue associée au Cermes3 (CNRS/Inserm/EHESS/Université de Paris) laboratoire où elle a soutenu sa thèse. Réalisée dans le cadre d’une CIFRE avec l’association Le Rire Médecin à Paris, sa thèse a porté sur le travail des « clowns à l’hôpital » et plus particulièrement, sur celui qu’ils mènent en pédiatrie. Thèse soutenue en octobre 2020 sous la direction de Jean-Paul Gaudillière - Paris, EHESS.



Ma thèse a porté sur la professionnalisation d’un groupe d’artistes connus de tous mais méconnus jusque-là par les sciences sociales, les « clowns à l’hôpital ». Elle a consisté à analyser de quoi est faite leur activité au quotidien et à questionner leur place dans les soins. Que font concrètement les clowns à l’hôpital ? D’où viennent-ils ? Comment travaillent-ils avec les différents acteurs de l’hôpital ? Ont-ils une place dans les soins et si oui, laquelle ?

 

Pour répondre à ces questions, j’ai suivi des duos de clowns et clownes pendant plusieurs mois dans deux hôpitaux. De cette façon, j’ai montré que leur activité ne se réduit pas à faire rire mais prend plutôt différentes formes : une berceuse dans la chambre d’un bébé, un tour de magie dans le couloir avec les adolescents, une course-poursuite dans la salle d’attente des urgences… 

 

À partir de l’analyse de différentes situations de travail et de ma propre expérience d’apprentie-clown, j’ai tenté d’ « embarquer » le lecteur dans ce que j’ai appelé le monde des clowns à l’hôpital. Je me suis ainsi autant intéressée à leur socialisation professionnelle de comédien-clown qu’à ce qui fait ensuite la spécificité de leur activité à l’hôpital : la production de spectacles « sur mesure ». 


                                                                                                                                                                                                                                                            © Jacques Grison

 

 

Une profession qui repose sur un dispositif d’action particulier

 

L’ethnographie à l’hôpital est au cœur de ma thèse. Elle m’a permis de décrire et analyser le travail des clowns dans son déroulement quotidien : comment ils s’insèrent dans le flux des activités de l’hôpital, comment ils transforment les ambiances qui préexistent dans chaque service, comment ils élaborent leurs différents numéros. En effet, à l’hôpital, les spectacles ne sont pas préparés à l’avance mais improvisés chambre par chambre, avec des partenaires qui ne se connaissent pas toujours à l’avance et dans une interaction directe avec le patient qui est libre de participer ou non au numéro. De plus, son état peut être plus ou moins altéré par la maladie et les numéros peuvent être interrompus à tout moment (par l’entrée d’un soignant, par exemple). Dans ce contexte, les clowns doivent faire preuve d’ingéniosité et d’un certain sens des opportunités. 




Je monte dans l’ascenseur avec les clowns. Comme prévu, nous prenons la direction du 4ème étage.

À l’ouverture des portes, nous tombons sur un petit garçon, Gabin, qui joue au babyfoot avec son papa. Sa maman est assise à côté d’eux et regarde la scène. Aussitôt, les clowns manifestent leur intérêt pour la situation et deviennent les supporters privilégiés du petit Gabin. Ils l’encouragent, commentent ses actions et entament une petite danse à chaque  fois qu’il marque un but. Tout le monde se prend au jeu, la maman rigole et Gabin ne cache pas sa fierté à cumuler des points. Bientôt la victoire… Alors que Gabin remet la balle en jeu, Céline, l’infirmière, arrive avec une seringue à la main. Elle s’arrête au bord de la scène, n’osant pas interrompre la partie. Le papa prend les devants : « Gabin, tu as un sirop à prendre ». Gabin interrompt alors momentanément sa partie pour prendre son sirop. Et une des clowns de commenter : « Et en plus, il se dope ! »

 


Des artistes sur le qui-vive qui doivent s’adapter en permanence

 

L’hôpital représente un environnement de travail très spécifique qui oblige les clowns à ajuster leurs choix d’action en fonction d’une série de contraintes liées aux espaces, au public, à ses réactions au fur et à mesure du numéro, etc. Toutefois, j’ai aussi montré que les clowns disposent d’un ensemble de « recettes » qu’ils se transmettent entre eux et apprennent à actionner selon le type de situations qu’ils rencontrent (y compris celles où le patient refuse leur visite). 


À la demande des soignants, et sous certaines conditions, il arrive aussi que les clowns participent à des moments formalisés du soin (prise de sang, changement de plâtre, ponction lombaire, etc.). Dans ce cas, ils appliquent un certain nombre de leurs compétences (pour capter l’attention, obtenir la participation du public, se coordonner entre eux, etc.), mais doivent également en développer de nouvelles : s’insérer dans une division du travail préétablie, se placer correctement dans l’espace, s’accorder sur le rythme des soins, etc. 

 

« Vous partez ? Simon voulait vous voir », lance une infirmière aux clowns en les voyant quitter le service. Les clowns reviennent sur leurs pas et entrent dans la chambre de Simon en faisant mine de râler contre lui : « Bon alors, un coup c’est oui, un coup c’est non, un coup on nous dit au revoir, après on veut bien nous voir… » L’infirmière leur répond : « Ah ça, ça s’appelle les corticoïdes… ». Et Simon de répéter : « Ça s’appelle les corticoïdes ». « Ah ouais ?, rétorque un des deux clowns. Et vous avez déjà vu les corticoïdes en concert ? »

Les clowns se lancent alors dans un show musical endiablé, à la manière des concerts électro. Dans un style emprunté à celui des Daft Punk, ils se mettent à sauter dans la chambre, en décomposant les mots et en chantant : « Corti… coïdes ! » On se croirait à l’Arena de Bercy, il ne manque plus que les néons et les stroboscopes. Pendant ce temps, l’infirmière fait le soin à Simon. Les yeux grands ouverts, il est captivé par la scène. À ses côtés, sa maman aussi semble bien s’amuser. Soudain, on entend Simon dire un petit « Aïe » qui le fait subitement froncer les sourcils, mais l’infirmière lui dit que ça y est, c’est fini. Et les clowns reprennent : « Corti… ? » Simon : « Coïdes ! » Et c’est reparti pour un tour… Simon demande même aux clowns de chanter plus fort. Quel succès ! Malheur à eux s’ils décident de s’arrêter pour échanger un mot avec l’infirmière, puisque Simon interpelle aussitôt son clown préféré : « Allez, chante corticoïde ! »

 

 

En prenant le travail comme pivot de mon analyse, cette thèse m’a permis de découvrir et renouveler certaines questions de la sociologie du travail (sur les usages du corps, la gestion des émotions, la transmission des savoirs, etc.). Simultanément, et de façon plus inattendue, elle a aussi constitué une entrée inédite pour étudier, par l’oblique, le monde de l’hôpital et ses transformations. 


                                                                                                                                                                                                                        © Jacques Grison


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