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Masatoshi Inoue, doctorant à l'EHESS et lauréat du prix Christian Polak / FFJ

Prix et récompenses

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30/03/2020

Doctorant contractuel de la mention « Sciences, savoirs, techniques, histoire et société » de l’EHESS, Masatoshi Inoue a reçu en 2020 le prix Christian Polak / FFJ pour son mémoire de master intitulé : « L’invention du nucléaire “nippon” : Histoire du développement électronucléaire au Japon par le prisme du nationalisme technologique (de 1954 à nos jours) ».


Quel a été votre parcours avant l'EHESS ? Pourquoi et comment avez-vous choisi l'EHESS ?

La principale raison de mon intérêt pour la question de l’énergie nucléaire dans la société remonte à la triple catastrophe du nord-est du Japon (séisme, tsunami, et l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi) de mars 2011. Quand le désastre est survenu, j’étais sur le point de commencer l’année de terminale dans un lycée de Kyoto [l’année scolaire commence au mois d’avril au Japon]. Bien que je n’en aie pas directement subi les dégâts, les nombreuses images relayées par les médias et l’ambiance post-catastrophe qui avait alors cours dans la société m’ont beaucoup marqué. 

Lorsque je me suis inscrit en licence d’études interculturelles à l’université de Kobe en 2012, les souvenirs collectifs du désastre étaient encore très vifs dans l’archipel. La ville de Kobe ayant d’autant plus connu un violent tremblement de terre en 1995, on a eu de nombreuses occasions de discuter des conséquences socio-politiques de la catastrophe de 2011. J’ai été encadré par un professeur d’histoire des sciences et de STS (Science, Technology and Society / Science and Technology Studies), qui dans son séminaire étudiait les questions touchant à la place de l’énergie nucléaire dans la société, tels les controverses autour des risques sanitaires et environnementaux, les contestations citoyennes contre l’installation de parcs nucléaires, la dépendance économique de la communauté locale ou encore le traitement des déchets radioactifs. C’est à ce moment-là qu’a eu lieu mon premier contact avec la recherche en histoire des sciences ainsi que la manière de problématiser la technologie nucléaire comme un objet d’analyse. Dès lors, pendant mes études à Kobe, je me suis rendu à Fukushima et dans plusieurs communautés locales où il y avait des centrales nucléaires afin de faire des enquêtes de terrain sur la transformation de la vie des locaux.

Après avoir obtenu ma licence en 2016, j’avais envie d’approfondir le sujet. En outre, je me suis de plus en plus intéressé aux approches de l’histoire des sciences et de la STS sur cette question, mais au Japon peu d’institutions disposent d’un cursus spécialisé en histoire des sciences. Puisque j’avais passé un an à l’université Paris-Diderot dans le cadre d’un programme d’échange pendant ma licence, je connaissais l’EHESS et sa formation de master en histoire des sciences. J’ai donc décidé de partir en France afin de continuer mes études dans les meilleures conditions. C’est ainsi que j’ai contacté Sezin Topçu (CNRS, CEMS), historienne et sociologue des sciences et spécialiste des questions de l’énergie nucléaire en France. 


Vous avez été récompensé pour l'excellence de votre mémoire. Pouvez-vous nous expliquer le sujet de votre recherche ?

Ces dernières décennies, notamment après l’accident nucléaire de Fukushima, les promoteurs de l’atome japonais se sont efforcés d’exporter la technologie nucléaire « japonaise », notamment auprès des pays en voie de développement. Par ailleurs, le gouvernement de Shinzo Abe et le secteur déploient activement des efforts pour redémarrer les réacteurs dans le pays, dont le service a été suspendu pour réexaminer et renforcer des protocoles de sécurité technologique. Mais pourquoi le Japon ne s’est-il jamais montré favorable à renoncer à la technologie électronucléaire, d’autant plus que l’histoire du pays d’après-guerre est jalonnée de tragédies nucléaires militaires et civiles ? Mon mémoire a donc essayé d’ouvrir une nouvelle piste de réflexion, en poursuivant la conceptualisation du « nucléaire nippon » dans les divers discours des promoteurs de l’atome et les projets technologiques.

Mon travail d’étude historique a donc été d’analyser l’évolution des expressions du nationalisme technologique depuis la genèse du programme atomique (1954) jusqu’à nos jours en trois temps selon l’ambition techno-politique, c’est-à-dire : importation, appropriation, exportation. Il est vrai que ce cadrage temporel est long pour un travail de master, mais mon objectif était non seulement de chercher une continuité depuis l’aube de la nucléarisation, mais aussi d’offrir à la communauté francophone un panorama historique de l’élaboration du programme nucléaire dans l’archipel nippon, ce qui n’existait pas malgré l’intérêt considérable pour le nucléaire de la France en tant que puissance nucléaire. Comme le montrent les littératures existantes qui travaillent sur d’autres pays nucléarisés, j’ai observé que l’invention du nucléaire nippon est un moyen de visualiser la puissance du pays pour les dirigeants pro-nucléaire. Dans le contexte japonais, depuis que l’image de l’atome s’est associée au « progrès » national au travers des premiers réacteurs installés dans le pays dans les années 1950 et 1960, les promoteurs de l’atome ne cessent de prononcer et renouveler des discours nationalistes liés à l’avancement technoscientifique à travers divers projets de réacteurs pour rendre légitime leur programme électronucléaire. Dans ce cadre, les dirigeants pro-nucléaires se sont même servi des souvenirs des tragédies atomiques (Hiroshima et Nagasaki dans le passé, Fukushima aujourd’hui) pour forger une nouvelle forme d’attachement de la nation à l’atome. 


Vous avez également obtenu un contrat doctoral de l'EHESS, durant lequel vous mènerez vos recherches au Centre Alexandre-Koyré sous la direction d'Anne Rasmussen. Pourquoi avoir choisi ce lieu pour y mener vos recherches en histoire des sciences ?

Du fait qu’une majorité de séminaires de la mention « Histoire des sciences, technologies, sociétés » (devenu depuis le parcours « Histoire des sciences, des techniques et des savoirs » de la mention
« Savoirs en sociétés ») se sont tenus au Centre Alexandre-Koyré (CAK), j’y ai passé beaucoup de temps pendant mon master. Dans la continuité de mon parcours, le choix de réaliser une thèse à l’EHESS, notamment au CAK, a été assez naturel mais aussi il me semblait très pertinent par son excellence intellectuelle ainsi que par son environnement très accueillant. 

Mes recherches en cours visent à revisiter les premières décennies de l’histoire du « progrès » atomique en France par le prisme de la prise en conscience du dégât humain : il s’agit d’étudier l’évolution française de la perception des victimes passées de Hiroshima et de Nagasaki, mais aussi des potentielles victimes en cas d’un essai atomique ou d’une future guerre nucléaire. L’innovation de la bombe atomique a bouleversé le concept de faire la science, la guerre et la politique à l’échelle planétaire. Or, la capacité de destruction exceptionnelle de cette nouvelle arme a provoqué la peur de l’anéantissement du monde. En codirection avec Anne Rasmussen, directrice d’études à l’EHESS, historienne des sciences et spécialiste de la guerre et la médecine, et Sezin Topçu, je m’interroge : dans quelle mesure, à quel moment et à l’initiative de quel acteur la bombe atomique a-t-elle été associée à la notion de « révolution scientifique », d’« innovation apocalyptique », ou plus paradoxalement d’« arme pour la paix » ? J’étudie les diverses représentations, évaluations et discussions autour de la bombe atomique de 1945 jusqu’aux années 1960, non seulement dans le milieu politico-militaire, mais aussi dans les paysages intellectuels, culturels et militants-pacifistes, afin de mettre en lumière les façons de rendre visibles ou invisibles les « dégâts » humains, pour ou contre le « progrès » atomique de l’Hexagone. Ce cadre nous permettra de comprendre comment les manières de concevoir, d’imaginer et de s’inquiéter des bombardements atomiques se sont développées en France, ce qui pourrait proposer une perspective alternative à l’histoire du nucléaire français.  


Y a-t-il une particularité d'étudier le nucléaire français après avoir étudié la question du nucléaire au Japon ?

Mon sujet est certes désormais le nucléaire français, mais dans une partie de ces recherches, j’étudie les répercussions en France d’un évènement historique qui s’est déroulé au Japon. Mon point de départ est la question suivante : si même les dirigeants pro-nucléaires japonais ont profité des souvenirs de la tragédie atomique de Hiroshima et de Nagasaki pour promouvoir leur programme nucléaire, comment la France, aujourd’hui une autre puissance nucléaire, a-t-elle perçu ces évènements ? Autrement dit, dans quel cadre les bombardements des villes japonaises ont-ils été invoqués pour soutenir ou critiquer le « progrès » atomique ? Cette question devrait, d’ailleurs, être étudiée en articulation avec la massive victimisation des survivants de Hiroshima et de Nagasaki dans les années 1950 au Japon. Bien que je vienne de commencer mon doctorat, je suis convaincu que mes connaissances sur l’histoire du nucléaire japonais me permettront d’éclaircir la particularité de la France et, au-delà du cadre national français, son lien croisé avec la situation d’un pays victime comme le Japon. En prenant la France comme terrain d’observation, je m’interroge sur les raisons pour lesquelles le drame des victimes de Hiroshima et de Nagasaki demeurait marginal ou a été marginalisé en dehors de l’archipel nippon. 

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