Intervenante alumni lors de la remise des bourses d'accomplissement du Fonds de dotation de l'EHESS, Marie-Hélène Caitucoli s'est livrée à l'occasion de "Democracy 2050: Who and how ?" à un exercice de projection politique. À quoi pourrait ressembler la démocratie en 2050 ? À une fiction oscillant entre jeu et sérieux, dont voici le texte lu lors de la soirée du 17 avril 2019 :
Cela fait plusieurs années que j’entends parler du Fonds de dotation de l’EHESS et je tiens à en saluer l’ambition comme le dynamisme. Le projet affiché sur le site de « la poursuite d'une meilleure intelligence du contemporain » résume à mes yeux l’esprit, l’énergie et la ferveur dans la puissance régénérante de la pensée, sans conteste propres à l’EHESS. Pour ces traits marquants, j’ai passé dans cette école six années de bonheur, du Master recherche en philosophie politique/Études Politiques à la thèse en Études Politiques, dans le champ cette fois de la science politique, au Centre Aron.
Un grand merci à toute l’équipe du Fonds et en particulier à Déborah pour cette invitation. Et toutes mes félicitations aux heureux lauréats de ces bourses d’accomplissement de thèse !
Pour en venir à notre sujet de ce soir, « Democracy 2050: Who and How ? », je dois dire que si j’ai trouvé le titre amusant car, de manière très inattendue pour ce type d’exercice en général assez formel, digne d’un roman de politique fiction – Farenheit 451 ; 2001, L’odyssée de l’espace ; Democracy 2050, même combat –, je me suis rapidement rendue à l’évidence : mon amitié pour Déborah m’avait fait tomber dans le piège. Déborah a en effet un talent unique pour mettre la barre très haut avec une déconcertante décontraction… car l’ambition ici n’est pas des moindres et la difficulté, réelle : comment faire un tel travail projectif sans tomber dans le prescriptif métaphysique tandis qu’il restera par définition peu fondé en empirie, ou, plus classiquement, comment repartir de ma thèse sur les institutions démocratiques françaises sous la Ve République et situer sérieusement dans un avenir meilleur même mes intuitions les plus lumineuses ?
« Just don’t over think it », m’a dit l’inénarrable Déborah, « ça va être très cool »…. Certes, mais nous sommes quand même à l’EHESS.
Anyway, parler de démocratie est devenu banal et en parler de manière fructueuse est un défi tellement les critères qui la définissent sont malmenés par la tyrannie des évidences ; mais parler de démocratie en 2050, c’est au moins original. Pour que cela reste EHESS- compatible, je choisis donc dans ce bref exposé mais dans la discussion qui suivra aussi, une posture qui ne cède rien à la facilité mais qui fait droit nécessairement à une certaine créativité dans la mesure où celle-ci garde toute sa cohérence. Enfin, si l’EHESS m’a appris à ne m’enfermer dans aucun système, elle me pardonnera mes extravagances.
Le journal Le Point accordait la semaine dernière sa première de couverture au « Voyage vers Mars », sous-titrant aussi « c’est du sérieux », ce qui m’a confortée finalement dans le choix de la projection imaginaire que je souhaitais vous proposer.
Imaginez donc un jeune homme d’une vingtaine d’année en 2050 ; il s’appelle Alexis comme son célèbre aïeul… vous me voyez venir…. mais non, il ne va pas en Amérique. Il étouffe sur Terre où l’acte 1545 des gilets jaunes se prépare dans toutes les grandes métropoles du monde dit démocratique, c’est-à-dire pollué, liberticide, dirigé d’en haut mais on ne sait plus trop d’où, tellement c’est haut, hyper-connecté aux fake-news en continu et où une partie somme toute non négligeable de la population mange à sa faim dans un confort matériel qui lui donne l’illusion permanente que sa passivité a un sens, voire est une spiritualité 4.0.
Une révolte active et pleine de projets de bonheur pour tous avait pourtant éclos 40 ans plus tôt, pétrie de principes porteurs d’une société nouvelle, une sorte de liberté républicaine planétaire où l’on pouvait absolument tout vouloir – trop vouloir ? – dès lors que c’était certifié écologique et non genré par une majorité de citoyens du monde sans idée précise de ce dont il s’agissait. Quelques années plus tard, les tenants de ce beau projet avaient rendu le pouvoir à la nouvelle autorité « démocratique » internationale chargée de remettre un peu d’ordre dans ce chaos ou, selon l’expression dont elle se prévalait, même pas ironiquement du reste, « faire régner l’ordre à Varsovie ». L’histoire des révolutions où le rêve d’émancipation fonde trop vite ses principes dans un nouvel absolutisme sans bornes s’était une fois de plus répétée, ouvrant la voie à un autoritarisme quasi-planétaire.
Une petite colonie américano-européenne était alors partie sur Mars pour rompre avec ce régime, dans le cadre officiel d’un projet expérimental un peu fou financé par un milliardaire en quête de panache. Alexis était bien décidé à comprendre ce qu’elle avait pu mettre en place depuis qu’elle s’était proclamée indépendante au prix d’une promesse de fournir à bon prix la Terre en énergies nouvelles, produites sur Mars puis stockées dans des capteurs nanométriques et récupérables sous forme ondulatoire une fois sur Terre. Il avait alors cassé sa tirelire, enfin le fonds de pension de sa bienveillante grand-mère, fonds redevenu soudainement rentable à la faveur fantasque du casino des marchés financiers totalement dérégulés, tandis que celle-ci, auparavant ruinée, avait fini nounou pour riches bébés chinois capricieux à la folie.
Après quelques mois de vol, le voilà donc arrivé, son lecteur de sensations aussi bien connecté que son assistant d’écriture vocal, prêt à se saisir de la réalité vécue de ce peuple libre, autoproclamé inventeur de la République super-moderne.
Quelle sensation agréable dès l’atterrissage… la paix semble régner, l’air est respirable sous la bulle géante qu’on distingue à peine ; le ciel y est bleu, fleuri parfois, ou tapissé de papillons multicolores… Alexis se laisse aller à la douceur d’un rêve particulier et le ciel devient peuplé de nymphes aussi sublimes qu’inaccessibles… le ciel a donc le motif de nos rêves ?! Et si nos rêves sont incompatibles les uns avec les autres, peu importe alors, puisqu’on voit seulement ce qui exprime l’état de notre être profond. Après quelques échanges avec les habitants, tous accueillants et sociables, Alexis comprend aussi, rassuré, que si nos propres rêves – puisque nous sommes donc les seuls à les voir – nous poussent à agir les uns contre les autres, ou sont accusés d’inciter à diverses formes de discrimination ou à des actes portant atteinte à la liberté individuelle d’autrui, cela relève du pénal mais aussi, concomitamment d’une obligation d’effectuer un travail d’intérêt général comme en particulier celui d’aider à la maintenance nécessaire pour que le ciel ne nous tombe pas sur la tête… il paraît qu’on en sort plus responsable de son propre ciel, plus apte à rêver en exprimant le meilleur de soi-même, entendu comme rapport au monde respectueux de sa diversité.
Là-bas, des élections libres, technologiquement accompagnées, sont organisées dans les petites cités de moins de 10000 habitants à la fréquence qui leur convient, la seule condition préalable à leur organisation étant la tenue antérieure, pendant les trois mois qui précèdent, de délibérations publiques obligatoires pour toutes les citoyennes et tous les citoyens, dont doivent sortir des recommandations applicables argumentées et à tester dans un premier temps avant d’en faire des règles sociales. Un an après leur mise en application réelle s’il y a lieu, ces règles sont alors rapportées à l’Assemblée nationale du pays, renouvelable tous les quatre ans, et qui peut voter leur mise en œuvre sous forme de test sur l’ensemble des autres cités. La représentation y est proportionnelle et le Président de la République est élu pour sept ans, nécessairement en fin de carrière, quelle qu’elle soit, avec pour mission de trancher en cas de non- respect litigieux de la Constitution. Tout le monde travaille à mi-temps et les débats de l’Assemblée nationale doivent être suivis par chacun au moins une séance sur les deux de chaque semaine. Des questions en direct sont prévues via les assistants vocaux gsm qui renvoient le message en direct après l’avoir modéré selon la déontologie collectivement établie par la Constitution et une fois que le logiciel d’Intelligence Artificielle de l’Assemblée Nationale a comparé les questions entre elles pour ne garder que les plus distinctes selon les critères façonnant cette démocratie.
L’avance technologique majeure des martiens leur vaut une balance commerciale excédentaire avec la Terre mais le savoir n’en est détenu que par quelques grandes sociétés industrielles semi-privées. Vecteur de la puissance martienne au niveau de ses relations extérieures c’est-à-dire terriennes, cette avance est ainsi la garantie d’une paix intérieure qui peut alors se déployer dans une collectivité délibérante et consciente de ses devoirs, égalitaire, gratuitement éduquée aux humanités et aux sciences classiques et fortement encouragée au débat entre cités, par l’organisation de concours de rhétorique extrêmement rémunérateurs. Mais l’argent ne remplace pas la joie sincère qu’éprouvent les martiens à projeter vers leur ciel artificiel leurs rêves réels.
Tous cependant donnent l’impression de tout comprendre aux nouvelles technologies, comme les terriens, toutes proportions gardées, mais ils ne les utilisent que modérément, pour mieux délibérer, jouer ou rêver. L’accès à l’information est aussi libre, autant que celui à la blockchain la véhiculant, ce qui rend ainsi toute falsification immédiatement visible. Mais l’accès à un savoir technologique supérieur, aux impacts rapidement incontrôlés sur l’équilibre social, est éthiquement très encadré.
Paraphrasant presque son célèbre aïeul, Alexis dicte à son assistant vocal : « Je ne pense pas qu’il y ait d’autre pays ailleurs où, proportion gardée avec la population, il se trouve aussi peu d’ignorants et moins de savants que sur Mars ». Est-ce à dire, pour prolonger l’analogie, qu’il anticipe une nouvelle domination à craindre parmi les hommes, comme force d’abord potentiellement encouragée par la démocratie super- moderne puis susceptible un jour de l’étouffer ? Il a encore à l’esprit que le capitalisme sauvage débordant des formes politiques où il tenait lieu de pourvoyeur de prospérité, a en effet étouffé l’espace égalitaire des pays terriens. Une nouvelle forme de domination serait-elle ici à l’œuvre à travers celle des super-sachants technologiques ? Il faudrait se projeter dans la démocratie sur Mars 150 ans plus tard pour vérifier une telle prophétie. Pour l’heure, Alexis se contente d’observer et note aussi en évoquant cette civilisation nouvelle qu’elle concentre deux éléments distincts s’étant fait la guerre par le passé, du temps de la colonie terrienne, et qu’on est parvenu sur Mars à « incorporer en quelque sorte l’un dans l’autre » (là il parle vraiment comme Alexis l’ancien !!), et à combiner merveilleusement : « l’esprit de rêve et l’esprit de liberté ». Et le rêve porte des libertés nouvelles en tant que vecteur de créativité et ultimement de liens entre les hommes et les femmes. Dans ce monde post-religieux, on s’en remet sur Terre en désespoir de cause aux normes foisonnantes qu’on n’a pas conçues, après avoir éteint tous les rêves d’un avenir plus juste remplacé par la seule liberté d’un marché de produits conformes. Sur Mars, on parle donc de rêves, d’éthique et tout cela semble aller de pair avec un goût partagé pour une économie libre mais circulaire et responsable fondée sur le désir partagé de prendre en main son destin par la discussion d’abord, l’art de l’argumentation ensuite et pourquoi pas l’édiction de normes rassurantes pour finir. Si la crainte d’une domination toujours capable d’advenir traverse l’esprit d’Alexis, il note qu’en attendant, ici, l’amélioration des conditions d’existence est dans l’affirmation de soi par le rêve de chacun, potentiellement créateur de nouvelles formes de d’accès à l’autre : rêver c’est accepter de dépasser le cadre établi et faire droit à que ce rêve-même permet pourtant d’en saisir, non comme contrainte mais comme possibilité d’accès à la vie même. Mars atténue le vertige de la liberté par la seule idée d’une fraternité étendue, à redécouvrir sans cesse.
Ainsi moyennant le respect de quelques normes simples, co-construites et partagées, on peut laisser libre cours à sa vision du ciel et en faire l’horizon nouveau d’une capacité d’agir collective.
Alexis se met soudain à rêver qu’il est un dauphin, ce rêve le rend tellement heureux qu’il contacte l’Agence de Soutien Créatif et le voilà quelques temps après installé dans l’espace public de réalité augmentée, en train d’expérimenter les sensations d’un dauphin avec quelques nouveaux amis martiens qui viennent de monter un petit club de vacances accessibles à tous, moins onéreux que d’aller sur Terre faire des selfies avec des humains si proches, si pauvres et si touchants, apportant, en creux seulement, la preuve de notre humanité commune.
Tout est possible sur Mars à condition de toujours respecter cette seule externalité unificatrice reconnue comme créatrice de liens : le regard respectueux posé sur la nature de toute chose, y compris celle que l’on peut récréer si rien ne s’en trouve en même temps détruit.
Alexis trouve finalement plus de points de commun entre la démocratie sur Mars en 2050 et la démocratie en Amérique en 1830 qu’entre la démocratie sur Mars en 2050 et celle, alors détournée, qu’il vient de quitter sur Terre.
Peut-être, pense-t-il, que les critères de liberté, d’égalité et de capacité à en délibérer ensemble transcendent les moyens dont on dispose pour les mettre en œuvre, à condition de croire en notre collective capacité d’agir, et à faire primer celle-ci sur toute forme domination, sur Mars ou ailleurs, en 2050 comme… maintenant et ici.

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