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Serena Galasso, lauréate du prix de la Chancellerie des Universités de Paris 2022

Prix et récompenses

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13/12/2022

Serena Galasso, docteure en Histoires et Civilisations de l’EHESS, a reçu le prix de la Chancellerie 2022 des Universités de Paris, dans la catégorie « Lettres et sciences humaines » pour sa thèse « Le droit de compter : les livres de comptes et de mémoires des femmes (Florence, XVe-XVIe siècle) », sous la direction de Mathieu Arnoux (Centre de recherches historiques – CRH) et Laura Casella (Université d'Udine, Italie). Dans le cadre de ce prix, Serena Galasso répond à quelques questions. 

 

 

 

 

Comment résumeriez vous votre thèse en quelques lignes ?

Dans ma thèse j’aborde un univers méconnu d’écrits ordinaires : les livres privés de comptes et mémoires de femmes de l’élite marchande florentine du XVe-XVIe siècle. Les archives florentines de la fin du Moyen Âge abritent un ensemble extrêmement riche de livres de raison, c’est-à-dire d’écrits où l’on inscrivait autant les comptes de la maison que des évènements de la vie familiale. En lisant l’historiographie préexistante, on ne soupçonnait pas l’existence d’une participation féminine à ce genre d’écrits, où les femmes y émergeaient à peine sous la plume des chefs de famille. À travers ma recherche, j’ai démontré que cette exclusion n’était pas si nette. À partir de la seconde moitié du XVe siècle, nous disposons de nombreuses traces d’une participation féminine à la comptabilité domestique. Pendant leur vie matrimoniale et plus souvent, pendant leur veuvage, les femmes du patriciat marchand tenaient des livres privés pour administrer des biens familiaux, surveiller des richesses personnelles et consigner tous les actes utiles à leur gestion. Par le biais de l’écrit, elles pouvaient également négocier leurs rôles au sein de la parenté et protéger leurs intérêts en déjouant les normes de la succession patrilinéaire. Leurs comptes à l’apparence parfois fruste permettent finalement de repenser un certain nombre de questions touchant nous seulement à l’agency des femmes dans une société urbaine de la fin du Moyen Âge, mais plus généralement à la manière dont l’écrit pragmatique structure les relations sociales et de genre. 


 

Pourquoi avoir choisi ce sujet de thèse ?

Le sujet de thèse s’est imposé à moi. En effet, au début de mon master, j’avais la vague intention d’étudier les écrits quotidiens des femmes. Mon directeur de thèse, Mathieu Arnoux, m’avait orienté vers les comptabilités marchandes de la famille florentine des Salviati, sur lequel il dirigeait un projet ANR. Pendant mon premier séjour aux archives, je suis tombée sur un livret inédit de comptes privés tenu par la veuve d’un marchand au début du XVe siècle : peu de pages presque illisibles à mes yeux encore inexperts. C’était un véritable défi de le déchiffrer et de pouvoir en tirer des interprétations. En cherchant des références à des études de documents similaires dans l’historiographie, je n’en trouvais pas. Il m’a donc semblé essentiel de me tourner à nouveau vers les archives pour trouver d’autres cas similaires afin comprendre l’extension de cette pratique d’écriture. Au fil des dépouillements, les cas se cumulaient. L’idée d’un recensement de ces livres privés de femmes a vu alors le jour. Un sujet de thèse venait de naître. 


 

Comment avez-vous effectué vos recherches ?

Tout au long de ma thèse, j’ai effectué plusieurs séjours de recherche en Toscane pour réunir mon corpus documentaire. J’ai commencé l’enquête dans les fonds d’archives de la famille Salviati, des archives magnifiques qui couvrent sept siècles d’histoire familiale et qui comprennent approximativement 5000 volumes comptables. Ce fonds documentaire, particulièrement bien conservé, m’a permis de comprendre des phénomènes qui dans d’autres archives émergeaient à peine ou de manière fragmentaire. C’est donc dans ce contexte que j’ai pu développer des hypothèses et affiner une méthodologie de recherche. La carte des dépouillements s’est ensuite étendue au fur et à mesure. Mon objectif était de dresser un récit le plus choral possible. S’il est vrai que je me suis arrêtée plus longuement sur les archives d’État de Florence, j’ai également sondé des archives de famille actuellement conservées par les derniers descendants de la noblesse toscane. À chaque fois qu’un fragment remontait à la surface, je m’apprêtais à le classer et à en prendre les mesures : métaphoriquement, car chaque pièce a donné un sens au tableau général, et littéralement, car chaque support a fait l’objet d’un examen codicologique. Tout au long de cette itinérance dans les archives, je me suis perdue maintes fois face à l’immense taille de la documentation et à la redondance des comptes. Mais c’est grâce à ces égarements que j’ai pu retrouver de nouveaux chemins d’analyse pour interpréter les presque 200 livres de comptes de femmes découverts pour la période entre la fin du XIVe siècle et la fin du XVIe siècle. 


Quelle suite donner à votre thèse ?

J’ai récemment remanié ma thèse pour la transformer en un livre et j’espère pouvoir la publier bientôt. Entretemps, j’ai certainement l’intention d’approfondir certains des cas que je n’ai pas pu creuser dans ma thèse pour en tirer des publications et ainsi continuer à compléter le recensement que j’ai effectué. En ce moment, ma réflexion s’oriente vers deux pistes de recherches principales. D’une part, il m’intéresse d’explorer la question de la culture matérielle au prisme de ces sources comptables, de l’autre je souhaiterais approfondir le problème des savoirs mathématiques et comptables dans la vie sociale, tout en empruntant des perspectives de recherche aux ethnomathématiques. Mon objectif est enfin d’étendre l’observation à d’autres catégories sociales ainsi que de l’ouvrir à d’autres contextes géographiques dans une perspective comparative. 

 

J’ai récemment obtenu un contrat postdoctoral à l’Université de Glasgow pour travailler à un projet sur les commandes d’œuvres d’art des couches sociales plus modestes dans plusieurs centres urbains de la péninsule italienne après la peste noire. Ce projet, qui s’interroge plus largement sur les inégalités culturelles que l’épidémie médiévale a provoquées, me permettra de regarder à « mes sources » sous un angle nouveau. 

 


Racontez moi votre parcours 

Mon parcours intellectuel et humain a été ponctué par plusieurs déplacements. De la Sicile, où j’ai grandi, je me suis déplacée à Sienne pour y effectuer ma licence. Une expérience Erasmus à Paris m’a convaincue que je voulais poursuivre mes études en France. En 2014, j’ai réussi la sélection internationale de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ce qui m’a permis de m’inscrire en Master à l’EHESS tout en bénéficiant d’une bourse. À l’EHESS et à l’ENS, j’ai profité de la grande offre de séminaires pour construire un parcours formatif croisant études de genre, anthropologie, sociologie et histoire. Dans cet environnement stimulant et international, j’ai pu mûrir mon sujet de Master qui est ensuite devenu ma thèse. Mon doctorat a été financé par un contrat de l’École française de Rome, ce qui m’a permis d’effectuer plusieurs séjours de recherche auprès de cette institution. Après plusieurs allers-retours entre l’Italie et la France, j’ai décidé d’aller un peu plus loin. En 2019, grâce à une bourse de la Renaissance Society of America, j’ai passé deux mois à Harvard University où j’ai pu travailler sur les archives d’une branche de la famille Médicis actuellement conservées à la Baker Library. 

 

Tout au long de mon parcours de thèse, l’enseignement a aussi contribué à faire avancer ma réflexion. Après avoir été chargée de cours à l’Université de Paris, j’ai obtenu un contrat ATER à l’Université Paul Valéry de Montpellier. C’est d’ailleurs dans cette ville que j’ai achevé la rédaction de ma thèse en 2021. 

Mon travail est aussi le produit de tous ces mouvements, de tous les lieux où je me suis arrêtée et des rencontres que j’y ai faites. 

 


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