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Raconte-moi ta thèse #7 I Il sera une fois : Histoire des représentations de l’avenir à travers la littérature d’anticipation en France, 1950-2000 par Pierre-Antoine Marti

Raconte-moi ta thèse

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03/03/2022

Pierre-Antoine Marti est doctorant au sein du CRH – Grihl et consultant en innovation. Sa thèse est dirigée par Dinah Ribard. Elle porte sur la littérature d’anticipation, abordée comme un prisme pour mener une réflexion historiographique sur le futur.


J’ai repris la recherche après une interruption de dix ans : au terme de ce qui s’appelait alors le D.E.A. (Diplôme d’Études Approfondies), je n’avais pas souhaité poursuivre mon cursus académique et m’orientai vers d’autres environnements. Mais l’envie et peut-être le besoin de me replonger dans la recherche se sont faits sentir. La recherche s’inscrit dans une temporalité différente de celle que j’ai pu expérimenter en entreprise ou ailleurs. Elle requiert un temps long, elle nécessite d’étudier minutieusement un sujet, de construire patiemment sa pensée, de s’exposer à des détours et à une forme de complexité qu’on ne rencontre que là. Le projet de thèse présentant mes premières intentions a rencontré l’intérêt de ma directrice de recherche, Dinah Ribard. J’ai donc renoué avec cette belle aventure intellectuelle et personnelle, armé d’un peu plus de maturité.


Le questionnement de la thèse relevait d’abord d’une intuition relative aux dimensions temporelles, à l’articulation entre présent, passé et futur. Comment s’était-on imaginé le futur par le passé ? Comment les préoccupations contemporaines à l’écriture se traduisent-elles dans le futur raconté ? Saint-Augustin écrit dans Les Confessions : « Ni le futur ni le passé ne sont. Il est impropre de parler des trois temps, passé, présent, futur. Il serait plus approprié de parler des trois temps, présent du passé, présent du présent, présent du futur. » Il est évidemment impossible d’écrire l’histoire du futur. Mais un travail d’historien sur ce qu’était le présent du futur dans des récits passés peut éclairer un certain rapport à l’histoire.


Les Humanoïdes, 1950, est le premier livre publié sous le label « science-fiction » en France. L’Assassinat des États-Unis inaugure la collection « Le Rayon Fantastique » (1951), Les Conquérants de l’univers la collection « Anticipation » du Fleuve noir (1951) et Les Chroniques martiennes la collection « Présence du futur » (1954) – Crédit photos : www.noosfere.org


La littérature d’anticipation fait donc office de support à une réflexion historiographique. D’un côté, elle donne de l’écho aux attentes et craintes de son époque, et de l’autre elle produit des visions du futur qui peuvent faire référence. Toujours elle a maille à partir avec l’histoire et la façon de se l’approprier et de la mettre en récit : elle est une forme de pratique non-historienne de l’historiographie. Mais l’écriture du futur a elle-même une histoire mouvante et significative, qui prend vie dans une multitude de manifestations que j’étudie également. Cette réflexion ne pouvait pas se baser sur les seuls contenus littéraires, et les publications de récits d’anticipation dans des collections SF ou généralistes sont mises en perspective avec leur péritexte, les articles et critiques de presse, les essais consacrés à la question, ses échos dans d’autres discours sur le futur (comme la prospective), etc.


Il faut ici lever une ambiguïté au sujet du lien entre littérature d’anticipation et science-fiction. La science-fiction apparaît en France en 1950 et elle est progressivement assimilée à l’anticipation littéraire. Pourtant, toute science-fiction n’est pas anticipation (pensons par exemple à l’uchronie) et toute anticipation ne relève pas du domaine éditorial de la science-fiction, comme 1984 d’Orwell, Malevil de Merle, ou plus récemment La Possibilité d’une île ou Anéantir de Houellebecq et La Route de Mc Carthy. La relation entre littérature d’anticipation et science-fiction est passionnante à étudier justement en raison de leurs frictions, qui interrogent l’idée même de futur.


 La trilogie Fondation est le premier titre publié dans la collection du « Club du Livre d’Anticipation », en 1965. Dune (1970) est le sixième titre du catalogue de la collection « Ailleurs et Demain » lancée en 1969. Simulacres, publié en 1973, est le troisième titre de la collection Dimensions SF, inaugurée cette même année – Crédit photos : www.noosfere.org


Ma recherche est principalement axée sur les publications des grandes collections de science-fiction françaises : « Présence du futur », « Ailleurs et demain » ou le « Club du livre d'anticipation ». Elle s'appuie également sur de nombreux entretiens avec des auteurs, éditeurs, lecteurs et autres « anticipateurs » (prospectivistes et transhumanistes par exemple) ainsi que sur l'étude de la presse générale et spécialisée (Fiction, Le Monde, etc.). L’appareil critique qui la nourrit est transdisciplinaire : histoire et historiographie évidemment, mais aussi sociologie (notamment de la littérature), théorie et critique littéraires ou encore philosophie.


Je crois être plus proche de la fin que du début de mon travail mais, ne bénéficiant pas de financements et étant pris par d’autres activités et notamment par mon emploi de consultant, le temps que j’ai à y consacrer reste limité. L’un des aspects les plus étonnants liés à mon doctorat est d’ailleurs l’écho qu’il rencontre en dehors de la sphère académique. J’ai eu très rapidement l’opportunité de présenter mes travaux à des entreprises et à des institutions, de participer à des tables rondes, ou encore de l’évoquer dans les médias. Cette visibilité tient en partie à mon profil puisque, évoluant dans ce qu’on appelle « le monde professionnel », j’ai été amené à y faire connaître ma démarche universitaire.


Il me semble surtout que le sujet intrigue et intéresse. Certes le futur dans l’absolu fascine, mais la science-fiction en particulier bénéficie aujourd’hui d’une certaine faveur auprès des décideurs, qui la prennent de plus en plus en considération dans leurs projections. Elle participe de façon non-négligeable à l’écosystème de l’innovation et de la prospective, et je suis convaincu qu’elle inspire directement certaines stratégies des GAFAM ou de personnages comme Elon Musk, qu’il s’agisse de l’IA, du Métavers ou de l’exploration spatiale. Peut-être que la crise sanitaire actuelle, en nourrissant le sentiment perçu d’imprédictibilité voire d’incongruité du cours de l’histoire, a renforcé cette curiosité à l’égard de la fiction d’anticipation.



Florilège de couvertures de la revue Fiction, publication mensuelle de référence consacrée à la science-fiction et au fantastique. N°1, 146, 195, 221, 281, 264, 343, 357, 380, 412 (et dernier numéro) – Crédit photos : www.noosfere.org



Au regard de mes premières intentions, quelques thèmes nouveaux se sont imposés au fil de la recherche, outre ceux évoqués plus haut. Tout d’abord, l’idée initiale des répercussions du présent de l’écriture dans les récits du futur s’est enrichie d’un autre volet tout aussi important : l’influence de ces récits du futur sur le temps de leur réception, grâce à leur potentiel d’inspiration ou d’avertissement.


Le concept de civilisation s’est également avéré central au gré des lectures : c’est elle que les auteurs d’anticipation mettent en scène lorsqu’ils tirent le fil de l’histoire. Quel parcours est-elle appelée à accomplir ? Comment envisager l’éventualité de sa disparition ou de ses transformations ? Au-delà de l’image de quincaillerie futuriste qui est parfois associée à cette littérature , ce sont ces questionnements fondamentaux qui affleurent en arrière-plan de bien des romans d’anticipation qui composent ainsi un corpus varié d’eschatologies contemporaines. L’objectif de ma thèse, dont j’ai maintenant entamé la rédaction, est d’en débusquer les manifestations et de les analyser, en les mettant rapport avec la pensée de l’histoire.


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