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La défense internationale de la cause des sciences sociales à l’EHESS

Vie de l'association

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22/02/2019

Cher·e·s alumni,


en complément de l'intervention de Rose-Marie Lagrave lors de notre événement de lancement "S'engager avec les sciences sociales" du 5 décembre dernier, EHESS Alumni a le plaisir de partager avec vous le texte issu de sa communication.


Je vais montrer que dès sa création, la VIème section a été internationale et relativement subversive, pour développer ensuite l’action de l’EHESS envers les pays de l’est après la chute du mur de Berlin, et terminer par quelques exemples d’actions menées lors de la décennie noire en Algérie.

On ne peut comprendre les modalités de soutien de l’EHESS à des collègues travaillant dans des pays où les sciences sociales sont interdites ou politiquement formatées, si on ne prend pas en compte le caractère intrinsèquement international des sciences sociales. Alors que le champ des sciences sociales est un champ de concurrence internationale pour des postes, pour des consécrations et des prestiges symboliques, il se constitue corrélativement comme vivier de défense pour la cause des sciences sociales dès que ces dernières sont attaquées. A cet égard, l’internationalisation des sciences sociales et la défense de leur autonomie face aux pouvoirs politiques pourraient bien constituer les prémices de « l’intellectuel collectif » que P. Bourdieu appelait de ses vœux. Pour explorer cette double modalité des sciences sociales, circulation internationale et défense de la cause des sciences sociales, je prendrai le cas de la VIème section de l’EPHE, puis de l’EHESS depuis 1975. 


1°) S’attacher les meilleurs spécialistes étrangers malgré les interdits étasuniens.

Il faut bien évidemment resituer les échanges scientifiques dans leur contexte historique, politique et scientifique[1]  . Les premières années de la VIème section de l’EPHE s’inscrivent en pleine guerre froide, et son premier président Lucien Febvre (1948-1956), puis Fernand Braudel (1956-1972) ont du à la fois contourner certaines recommandations étasuniennes, solliciter des fonds au Ministère des Affaires étrangères pour « la réception de savants étrangers » comme l’écrit L. Febvre. Selon Ruggiero Romano, disciple de Braudel, le séminaire de Braudel, pas encore doté de la consécration acquise ultérieurement, n’était pas prisé en ses débuts par les universitaires français, de sorte que l’écrasante majorité des participants étaient étrangers. Ce séminaire de Braudel a structuré des affinités électives basées sur des thématiques et non sur l’ancrage national des universitaires, dont témoignent l’importance des articles signés par des universitaires étrangers dans la revue des Annales, pivot de ces collaborations institutionnelles. Rejoint en 1956 par Clemens Heller, internationaliste, infatigable passeur entre pays, dont Wolf Lepenis dit « qu’il était à lui seul une institution », Braudel va déroger aux recommandations des deux fondations américaines, Ford et Rockefeller, qui, dans le cadre du Plan Marshall pour les sciences sociales en Europe ont financé la VIème section, mais en y ajoutant une clause voulant que la 6ème section de l’EPHE ne collabore pas avec les pays communistes à l’est du rideau de fer. Or, dès 1957, Braudel envoie C. Bettelheim, J. Chesneaux et G. Gurvitch en URSS, et invite les professeurs polonais Manteuffel, Gieysztor, Kolendo, et Geremek ; il signe un accord de coopération avec l’Académie polonaise des sciences en 1958, et trois collègues roumains, victimes des pogroms de Iasi et de Bucarest en 1941, sont élus directeurs d’études : G. Haupt en 1962, Serge Moscovici en 1965, et Isac Chiva en 1970. Ainsi, dès ses débuts, la 6ème section a tissé des relations scientifiques en dépit ou malgré les conditions politiques, de sorte que je ne suis pas loin de penser que la défense de l’autonomie des sciences sociales fait partie de l’ADN de l’École.  

Ces relations avec les pays de l’est et l’union soviétique se sont encore développées sous la présidence de J. Le Goff, de F. Furet, et de M. Augé. En 1975, un accord de coopération est signé avec l’Académie des sciences de Hongrie, des tentatives homologues avec la Roumanie et la Tchécoslovaquie sont restées lettres mortes. Un programme de boursiers polonais et hongrois, ajouté à des invitations financées par l’Open society Fondation de G. Soros ont été au principe d’un double jeu ou d’une double stratégie mise en place par l’École. Sous couvert d’un programme d’échanges officiel avec les académies des sciences, on donnait la priorité aux professeurs ou chercheurs dissidents, c’est-à-dire des professeurs ayant perdu leur emploi pour cause de dissidence politique, double jeu qui assurait la continuité scientifique avec des collègues de l’est démis de leur fonction. Dans un contexte de « normalisation » communiste, l’année 1981 a connu deux pics de solidarité. Pour soutenir les collègues tchèques signataires de la Charte 77, dont certains furent emprisonnés ou devenus laveurs de carreaux, tel Frantisek Smahel, médiéviste, une association Jan Hus a été créée en 1981 par J. Derrida et J.P. Vernant pour assurer des séminaires clandestins à Prague, et J. Derrida a été arrêté par la police et emprisonné. Avec la proclamation de l’état de guerre en Pologne, en 1981 par le général Jaruzelski, on a organisé une forte mobilisation à l’École en faveur de nos collègues polonais, y compris en participant à l’envoi de vivres et de livres par camions. Cette mobilisation a été marquée d’un moment particulièrement symbolique lors de la conférence Marc Bloch de 1986. Cette conférence devait être prononcée par Bronislaw Geremek, en résidence surveillée par la police, mais elle le fut par J. Le Goff parlant à côté d’une chaise vide dont la vacuité attestait glorieusement une présence politique et scientifique, saluée par le public du grand amphithéâtre de la Sorbonne, plein à craquer. Ces solidarités visibles, publiques, et sous le manteau ont été poursuivies sous d’autres formes après la chute du mur de Berlin en 1989.


2°) Former et promouvoir des étudiants.

Après 1989, le diagnostic des diplomaties et des universités occidentales, européennes et étasuniennes voulait que les sciences sociales dans les pays de l’est fussent totalement sinistrées, et ce diagnostic rejoignait la demande des pays de l’est réclamant à leur tour un plan Marshall pour les sciences sociales. Au début de 1990, le MAE a demandé à l’École d’entreprendre une mission exploratoire en Europe de l’est pour faire un bilan des sciences sociales, et faire des propositions. Alors en charge des relations internationales de l’École, cette mission me fut dévolue, expérience que j’ai restituée dans un ouvrage[2]  . S’il ne s’agissait nullement de sinistre, on constatait toutefois que les sciences sociales avaient été défigurées par la contrainte de devoir respecter le cadrage du socialisme scientifique et de la science prolétarienne, conduisant à la disparition de disciplines et à la mise au pas des chercheurs et des professeurs. Pourtant, à mesure des entretiens et des observations sur le terrain, ce sont les professeurs et les chercheurs qui se nommaient « génération sacrifiée », et qui entendaient être les seuls bénéficiaires des résultats de cette mission. Or, il est vite apparu qu’en l’absence de lois de lustration, l’espace académique à l’est s’érigeait en tribunal d’épuration scientifique, et qu’il fallait ouvrir un espace où la recherche pourrait inventer d’autres normes et d’autres logiques que celles qui l’avait conduite à sa perte, en donnant la priorité à la formation à la recherche par la recherche, et donc aux doctorants. L’enjeu était de construire une classe d’âge en jeunes chercheurs, qui, une fois promus docteurs, assureraient la relève, en accédant aux responsabilités dans les Académies des sciences et les universités. Former des doctorants à la recherche par la recherche s’est traduit pratiquement par la création d’Ateliers de formation en sciences sociales à Varsovie, Prague, Budapest, Sofia et Bucarest.  Les ateliers sont ainsi la résultante d’une générosité intellectuelle et civique de nos collègues de l’École qui, un moment réticents à partir en Europe centrale, habitués qu’ils étaient à partir en mission aux USA et en Italie, sont revenus convertis à la cause des sciences sociales en Europe centrale. En 1994, a été créée l’École doctorale de Bucarest, avec l’appui de l’AUF, école où se retrouvaient des étudiants de tous les pays de l’est.  Le nombre de thèses soutenues à l’École et la professionnalisation dans le monde académique de chacun des pays attestent du bien fondé d’avoir misé sur ces cohortes de doctorants, porteurs de changements. 

A mesure que se consolidaient les relations avec les pays de l’est, sur l’autre rive de la Méditerranée, l’Algérie entrait, elle, dans une décennie noire.


3°) La décennie algérienne noire ou rouge, selon les titres des journaux

Après l’annulation des élections législatives en 1991 qui donnaient la victoire au FIS, front islamique du salut, se crée le GIA, Groupe Islamique armé. L’armée algérienne annule ces élections, prend le pouvoir en 1992, ce qui provoque une guerre civile jusqu’au vote d’une loi de concorde en 1999, et l’élection d’Abdelaziz Bouteflika, à la présidence de la République algérienne. Toute opposition s’est vue bâillonnée, et une liste noire d’opposants comprenait des universitaires dont certains ont demandé le soutien de l’EHESS, soutien qui prendra des formes diverses, et s’inscrira dans des actions plus larges. Après l’assassinat de plusieurs sociologues, dont Mhamed Boukhobza qui avait travaillé avec Bourdieu, et au vu des massacres de toutes les têtes pensantes et critiques, Bourdieu lance un « Appel mondial pour la défense de la culture algérienne "C'est l'intelligence que l'on assassine",  dans le journal Le Monde, le 1er juillet 1993. Avec J. Derrida et de nombreux intellectuels de tous les pays, est créé en 1993 Le Comité international de soutien aux intellectuels algériens (CISIA), dont Bourdieu sera président, et l’École a servi de pivot à cette mobilisation. Pour y avoir participé, je me souviens, par exemple, qu’avec un simple téléphone à l’université de Toulouse le Mirail, nous étions parvenus à inscrire hors délais sur les listes de candidatures à un poste de maîtres de conférences, Djamila Amrane, historienne et moudjahidine, de nationalité algérienne, mais d’origine française, figurant sur la liste noire. Cet exil en masse des intellectuels algériens s’est heurté à une baisse drastique de délivrances de visas (quelques 800 000 visas en 1989 contre 100 000 en 1994) ce qui a donné matière à une lettre de protestation dans le journal Libération le 18 mars 1995, signée par Bourdieu, Derrida et Danièle Lochak, juriste au GISTI. 

Conjointement, en 1992, avec d’autres collègues de l’École, j’ai enseigné à l’université d’Alger et d’Oran, mais ensuite pour des raisons de sécurité, les missions furent interdites. Dès lors, avec des collègues de l’École et avec des collègues des universités d’Alger et d’Oran, nous avons créé un groupe de recherche sur « Femmes et politique » de 1994 à 1997, financé par le MAE et le CNRS, programme qui a permis à des collègues algériennes de venir à l’École pour assister à des séminaires et se mettre à jour des bibliographies.  Toujours en 1994, avec Jocelyne Dakhlia et François Pouillon, nous avons créé à l’École une association Barbaresques pour poursuivre les échanges avec nos collègues maghrébins. Á la demande de Nabil Farès, nous, c’est-à-dire J. Dakhlia, A. Joxe, C. Klapisch, J. Le Goff, N. Loraux, F. Pouillon, P. Vidal-Naquet et moi-même avons participé à l’ouvrage franco-algérien Penser l’Algérie, ouvrage qui répondait, est-il écrit dans la présentation, « au souci de donner à lire une pensée parlante, devant ce qui nie la parole et arrête la pensée ». 

Cette synthèse succincte et donc partielle met en lumière plusieurs enseignements : quelle que soit la nature des régimes politiques totalitaires (communistes ou militaires), les sciences sociales figurent en première ligne des espaces à interdire et à abattre : elles sont politiquement exposées, et c’est une constante dans l’histoire des sciences sociales, d’où la nécessité d’une vigilance et d’une solidarité internationale, telle qu’elle s’exerce en ce moment avec les universités hongroises, turques et brésiliennes, et bien d’autres encore.  

L’École a toujours pris sa part pour défendre la cause des sciences sociales, non seulement parce qu’elle s’est fondée sur et par des relations internationales, mais également en raison de la vigilance politique de nombreux collègues engagés capables de donner une publicité aux effets des pouvoirs politiques destructeurs sur les sciences sociales. 

La mobilisation de l’École se fait à partir d’au moins deux stratégies corrélées : elle intervient lors de moments où les sciences sociales sont la cible d’une intense destruction politique ; elle intervient aussi et à bas bruit en construisant des réseaux internationaux durables entre pays, notamment par la formation de doctorants, en assurant ainsi un socle et un vivier susceptibles de se mobiliser dès que les sciences sociales sont attaquées ou mises en péril.

Parmi ces viviers, notre association Alumni doit être l’un des piliers de cette solidarité internationale, au moment même où une distinction selon la nationalité des étudiants quant aux frais d’inscription opère un clivage qui va dans le sens diamétralement opposé à la tradition d’hospitalité internationale de l’École, et attaque le fondement même des sciences sociales. Ces brèves remarques ne sont donc pas un simple rappel historique, ni même une façon de rafraîchir la mémoire, c’est un appel à continuer sous d’autres formes l’engagement politique de l’École pour la défense de la cause des sciences sociales. 

Rose-Marie Lagrave, directrice d’études


[1] Cf. Brigitte Mazon, Aux origines de l’EHESS. Le rôle du mécénat américain, Cerf 1988, et certaines archives de l’École que j’ai analysées pour écrire le chapitre « Dons et contre-dons : la politique internationale », qui figure dans l’ouvrage, Une école pour les sciences sociales, cerf, /ehess, 1996.


[2] Rose-Marie Lagrave, Voyage aux pays d’une utopie déchue. Plaidoyer pour l’Europe centrale, Paris, PUF, 1998.

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